Et vint la Pluie

Vent d'Ouest

L'Océan nous envoie ses nuées et ses souffles. Tantôt brises qui font danser et chanter les carillons de métal et de bambou accrochés sous notre préau, tantôt bourrasques qui font ronfler les cimes des pins et balancer les chênes. 

Le ciel est d'un bleu plus intense.

cigale grise (cigada orni) A-M Uyttenbroeck
cigale grise (cigada orni) A-M Uyttenbroeck

Des averses soudaines embrument parfois les collines avant de tirer leur rideau gris plus loin.

 

Depuis une semaine les cigales ont cessé de striduler.

Leur vie s'est arrêtée là.

Leur mission de reproduction accomplie elles meurent après un été d'envols et de chants d'amour...

Seul, un pauvre isolé et tenace (ce sont les mâles qui "chantent") tout au sud de la colline, racle encore péniblement ses cymbales pour en sortir une sorte de grincement rauque et lent. 

 

Mais aujourd’hui il s'est tu.

 

Je n'ai plus aucune force.

Les matins ne me voient plus émerger que très difficilement, vers l'heure de midi et j'ai la tête qui tourne avec une belle nausée.

Je n'ai même plus l'envie de manger : je dois m'obliger à me nourrir.

Je reprends du paracétamol pour contrer les douleurs articulaires et les courbatures. Ainsi je survis. 

 

Chaque jour est juste un grain de plus d'un long et interminable chapelet.

Quand la nuit a fini de m’écraser de tout son poids je me retrouve comme une vieille tortue sur le dos !

J'agite pitoyablement mes bras et mes jambes pour essayer de me retourner et me relever.

En vain. Cela me faisait rire au début. Maintenant je ne ris plus.

Il me faut m'accrocher au bord du sommier, à l'angle du mur, pour rouler par petits à coups sur le côté. Tout mon corps est comme paralysé et douloureux.


Se sentir aussi mal et aussi impuissante me donne l'envie de laisser filer la corde à laquelle je m'agrippe tant bien que mal depuis quelques temps.

 

Ce dernier territoire fait d'allers et retours quotidiens pour aller subir ma dose de rayons X , je le parcours sur un chemin taillé à flanc de rocher, périlleux et étroit, en tenant fort le filin qui sert de rampe.

Mais les pieds dérapent, je perds souvent l'équilibre, j'ai le vertige et le chemin est long, trop long. 

Et il m'arrive d'avoir envie de tout lâcher, de me recroqueviller et de pleurer jusqu'à ne plus en pouvoir.

Je voudrais qu'on me laisse enfin tranquille.

 

Et surtout que l'on ne me dise pas : "il ne faut pas parler comme ça... il faut te battre..."

 

Tous ces "il faut" et "il ne faut pas" entendus cent fois sont juste à côté de la plaque.

Ils me mettent en colère. Ceux qui les prononcent ne savent pas.

C'est d'ailleurs parce qu'ils ne savent pas que je leur pardonne.

Mais je me donne le droit de parler ainsi car je me sens mal. Mal en point. Epuisée. Malade.

Rendue paradoxalement malade par les traitements même qui sont sensés me soigner.

Que l'on ne me dénie pas ce mal être ! C'est un peu tout ce qui me reste.

 

Je sais que dans deux trois mois, je récupérerai un peu de forces, que j'irai mieux. Mais pour l'instant je fais ce que je peux. 

Et pour le moment, je n'en peux plus.

La fin du rouleau est proche : il est grand temps de changer de rouleau ! 

 

Il est grand temps de sortir de ces Terres brûlantes et sans attraits.

  

Le vent d'ouest souffle et décoiffe la colline. Lou m'entraîne dehors pour le sentir courir sur ma peau : il me tient en vie.

 

Le Dr L. Ektra m'a reçue, ce lundi 24 août, du haut de ses interminables et immuables stilettos "Louboutin", vernis noir et semelles vermillon. 

 

Sa coiffure à la Amy Winnehouse mais évidement en moins trash et moins volumineuse, mais tout aussi rétro, n'a pas bougé d'un millimètre.

Serait-elle, une fois la blouse blanche ôtée une sorte de Dita Von Teese, chic, froide, et fatale, tout droit venue d'une autre époque ?

L'imaginer en corset et bas couture, prenant un bain dans une coupe vintage de Martini... ce fut ma petite récréation acidulée du moment...  

 

Sa voix était toujours aussi basse, modulée, avec ce léger accent des Amériques du Sud dont elle est sans doute originaire, à peine audible.

Difficile de la penser "radiologue".

Mais c'est pourtant la radiologue qui me parle.

 

Pour elle la fatigue n'est pas le fait des rayons.

Aucun de ces spécialistes n'avouent jamais que tous ces mauvais traitements que nous subissons sont la cause de tous nos tourments. Pour eux, ça vient des à-côtés, d'autre chose. 

Mon immense lassitude vient donc et uniquement de l'accumulation des fatigues antérieures causées par la chimiothérapie, l'opération chirurgicale et surtout les trajets quotidiens. Les rayons ? Non, ils ne sont pas en cause.

Je n'ai pourtant pas l'impression que les trajets avec Monsieur Darling me fatiguent autant que cela...

Heureusement, elle ne me dit pas que c'est "psychologique"... certains professionnels n'hésitent pas à le faire.

Devant elle, crâne rasé, torse nu, dissymétrique et couturé, j'ai du mal à ne pas me sentir "diminuée", à garder toute ma dignité.

Elle a pourtant le regard seulement clinicien et médical, mais sous cette froide et neutre apparence, je la devine intransigeante. Et peut-être un tantinet agressive sous la suavité du miel.

Et tout le service répète en chœur après elle : les rayons sont propres, limités, circoncis, à cette petite partie de moi qu'est la zone opérée et les ganglions qui l'entourent. Tout le reste va bien et ne peut rien ressentir.

 

Ce ne sont donc pas "ses" rayons qui me fatiguent. Je ne discuterai pas.

Pourtant au Canada on ne pense pas tout à fait pareil...

 

Puis elle s'étonne que je n'ai pas utilisé la crème prescrite.

Je lui dis qu'il y a du glycérol dans les ingrédients et donc du gras. "Si peu" chuchote-t-elle. Mais elle ajoute "Le risque est seulement qu'il en reste dans les plis de la cicatrice".

Je lui réponds donc qu'en conséquence et pour l'instant je n’utilise que de l'eau d'Avène.

"Ce n'est que de l'eau" ajoutai-je comme pour me justifier devant son regard dubitatif.

Puis elle émet un petit rire sec "Oui ce n'est que de l'eau... vous pouvez en mettre autant que vous voulez".

Je ne sais si elle sous-entend que c'est un peu comme un bandage sur une jambe de bois ou si c'est une sorte de feu vert. 

Je retiens la seconde hypothèse.

Je n'ai aucune autre consigne, aucune autre prescription. Tout est normal. Ma peau ne "va pas trop mal".

Personnellement je trouve même qu'elle va plutôt très bien, malgré tout ce qu'elle subit.

 

Et puisque rien ne cloche, elle conclut en disant qu'elle me reverra seulement en fin de traitement.

Nous nous séparons "bonnes amies"...

 

Il faut dire, ce que je ne lui ai pas dit, qu'en plus de l'eau d'Avène, j'utilise aussi du gel d'aloe vera et du miel...

Et une dame, des plus sérieuses, s'occupe, à distance, de me "couper le feu".

Je lui ai transmis ma photo avec les champs irradiés et les heures des séances. Je ne sais pas ce qu’elle fait exactement. 

Je ne sais pas d'ailleurs si j'y crois ou non.

Mais je n'ai pas refusé son aide. Au contraire, je l'ai acceptée avec soulagement et reconnaissance.

 

Et Lou s'y est mis aussi en imposant ses mains au-dessus de la zone irradiée tout en récitant une formule que nous avions trouvée sur un très vieux cahier d'écolier.

Je sais : cela paraît absurde. Et ça l'est probablement. Ce qui ne veut pas dire inefficace.

Mais j'ai lu qu'en fait, peu importait la formule : ce n'était qu'une façon de rompre avec ce qui se passe autour de nous et cela permet la concentration sur ce que l'on fait, sur ce lien ténu et invisible qui se crée entre deux êtres humains.

Du coup cela paraît moins irrationnel...

Il existe aussi, plus commune cette formule que l'on peut trouver assez facilement sur Internet :

"Feu de Dieu perds ta chaleur 

Comme Judas jadis perdit sa couleur

Quand il trahit notre Seigneur au Mont des Oliviers".

"J’enlève le feu avec  la main

Que ça redevienne froid comme avant."


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Prières superstitieuses du Pays d'Ouche - Michel LEPESAN Annales de Normandie, 3e année n°3-4, 1953. pp. 327-336
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