ÉTÉ BRÛLANT

Monsieur Arigato

Pour ma famille, seuls les riches oisifs ou les "arrivistes", les "artistes" dont on supposait bien évidemment l'excentricité, et les sportifs de haut niveau, pouvaient se payer le luxe d'avoir recours à un masseur.

 

Ensuite, lorsque mon frère eut son accident de moto et que son tibia fut salement broyé dans l'affaire, force fut d'accepter qu'un masseur, que l'on refusa alors d'appeler autrement que "kinésithérapeute", s'occupait également des handicapés moteurs ou des grands blessés.

Avec mon plâtre et les vieilles béquilles peu après mon accident (1977) devant ma moto qui me fut volée peu après...
Avec mon plâtre et les vieilles béquilles peu après mon accident (1977) devant ma moto qui me fut volée peu après...

Lorsque mon pied gauche se retrouva lui aussi écrasé par ma moto (une Yamaha Enduro 125 cc dont j'étais très fière) et fut fracturé en quatre endroits (mon frère et moi semblons avoir un problème avec les motos), je n'eus pas droit aux bons soins d'un kinésithérapeute.

Le docteur -un homme- qui retira le plâtre, qu'il avait lui-même posé, refusant, pour "si peu", de me faire passer une radio et d'appeler une ambulance pour me faire transporter à l'hôpital, (il fit la sourde oreille lorsque je lui parlais de ma Mutuelle, la même qu'aujourd'hui, qui pouvait rembourser tout ça) m'intima seulement l'ordre suivant : "Marchez : c'est la meilleure des rééducations".

 

Il n'avait peut-être, pas tort, mais ce "marche ou crève" qui ressemblait plus à une punition qu'à une injonction thérapeutique, ne fut pas facile à entendre et encore moins à mettre en oeuvre !

A peine avais-je posé mon pied par terre qu'une terrible et insupportable douleur éclata dans mes métatarses pour remonter aussitôt me tordre le ventre et me vriller la tête !

 

Ce docteur-là, persuadé que je n'avais que ce que je méritais et que j'étais un vilain petit canard (je venais de quitter mon premier mari et il agissait sans doute par solidarité masculine) refusa même de me prescrire une canne anglaise ou tout autre aide qui m'eût aidé à marcher.

C'est donc à cloche-pied que je quittais son cabinet, et n'y remis plus jamais ni ce pied, ni l'autre !

 

Je me procurais donc un bâton, dans un premier temps puis, dans un marché aux puces (le mot "vide-grenier" n'existait pas encore) une simple canne, et achetais des chaussons et chaussures bien larges, et tant bien que mal, malgré la douleur lancinante, je me mis en marche comme une vieille pendule bancale qui ne marquait même plus l'heure.

Je mis environ six mois pour marcher normalement et sans trop y penser.

 

J'avais 26 ans... 

 

Aujourd'hui, avec mes rides en plus, et mon sein en moins, on me prend davantage au sérieux semble-t-il. Et mon chirurgien n'est pas non plus un horrible phallocrate paternaliste.

J'ai donc droit à des séances de kinésithérapie, de rééducation fonctionnelle et de massages lymphatiques. Vingt en tout pour le moment. 

Je découvre donc cette "discipline" para-médicale, n'en ayant jamais bénéficié jusqu'alors. 

Et, à la veille de commencer, je suis à la fois curieuse et inquiète, d'expérimenter cette discipline effectuée par un professionnel que je ne connais pas encore, mais qui m'a été indiqué par une de "mes" infirmières, et qui a confirmé au téléphone qu'il pratiquait bien les massages lymphatiques manuels.

L'appréhension de cette première rencontre et première séance m'a suivie tout au long de mon court trajet en voiture jusqu'à son cabinet.

Je n'ai pas eu à attendre et la personne suivante n'attendra pas non plus. Premier bon point.

L'immense "salon", probable salle révolue de conseil municipal, le cabinet étant installé dans une ancienne mairie, du kinésithérapeute, que je vais appeler Monsieur Arigatō*, (nous verrons pourquoi plus loin) renferme des ballons, des vélos d’appartement, un trampoline et d'autres appareils plus ou moins étranges et dont je suis incapable de deviner la fonction.

 

Il fait chaud. très chaud : la température doit avoisiner les 36° ce jour-là, et les 45° dehors, et les deux ventilateurs s’essoufflent. Un diffuseur-brumisateur d'huiles essentielles et une musique dite de "relaxation". Ni trop forte, ni trop faible. Dosée. Tout est calme. Cela me convient.

 

Monsieur Arigatō, a le même âge que moi, il en fait la remarque tout en remplissant ma fiche, et semble très bien savoir ce qu'il fait. Je dis "semble" n'ayant aucun point de comparaison.

 

Ce n'est ni un maigrichon ni un fort-des-halles, ni un grincheux ni un mielleux, mais un "bonhomme" tranquille qui paraît bien dans sa peau et son polo blanc cassé ouvert sur son cou. Figure à la fois carrée et arrondie, lunettes demi-cerclées à l'ancienne, cheveux blancs-gris coupés courts, mains chaleureuses et voix agréable.

Nous finissons d'accomplir les formalités administratives, ordonnance, fiches, carte Vitale etc, avant de m'installer sur sa table. Table simple, mécanique, à hauteur fixe, sur laquelle il dépose des coussins cale-tête et cale-genoux. Pas de sophistications onéreuses, ni vérins hydrauliques ni télécommande électrique : du basique, de l'efficace et du solide. Il la règle à la main. Je grimpe là-dessus avec le marche-pied qu'il me glisse, vu ma taille, ôte ma chemise. J'ai ma brassière mono-sein.

Il jauge le travail qu'il va avoir à faire et visiblement il va y en avoir ! Son visage reflète, sans ambiguïté, ses pensées.

Moi qui croyais dur comme fer, parce que cela me réconfortait sans doute, car je ne suis pas aveugle, que ma cicatrice était "belle".... Me voici soudain très troublée.

Devant mon air interrogateur et inquiet, il m'assure en avoir vu d'autres, et des bien pires. Il a travaillé avec un grand centre anti-cancéreux de Montpellier... Et, ajoute-t-il, les grands centres ne sont pas forcément les meilleurs loin s'en faut. J'avais déjà entendu des choses similaires, sur le grand Centre Bergonié, de Bordeaux, par des infirmières et des cancéreuses qui y furent traitées... et maltraitées.

 

La suture en elle-même est bien. Mais les tissus autour ont été profondément touchés ! Ce qui est normal, car j'ai quand même subi une amputation.

 

Je lui montre mes "cordes lymphatiques". 

"Elles ne sont pas si grosses, dit-il en souriant, ce ne sont que des cordes de petit violon, pas de contre-basse."

Oui, mais ça fait mal. Je crains les fausses notes à jouer là-dessus.

Je lui explique que je dois positionner mon bras en arrière de ma tête en semi extension pour la radiothérapie. Ce qui me fait peur vu que ces cordes empêchent justement mon bras de s'étendre et d'aller derrière la tête.

Il acquiesce.

 

Pendant les deux premières séances il va "décartonner" mon aisselle ainsi que ma poitrine, au-dessus et au-dessous de la couture à laquelle il ne touche pas, et tenter de redonner de l’élasticité aux tissus, afin de pouvoir déblayer et drainer la lymphe et assouplir les cordes. Il masse, compresse, imprime de douces rotations à mon épaule, roule son pouce sur les cordes au niveau de l'avant-bras (car elles descendent jusqu'au poignet).

 

Tout en appuyant, palpant, roulant, mais aussi en posant simplement sa main parfois sur l'épaule ou la poitrine comme si elle écoutait et apaisait, il commence à parler. Et moi aussi.

Nous avons commencé à faire connaissance par le toucher. Ce qui n'est pas commun.

Il fut professeur de karaté, me parle du Japon. 

Moi aussi. Je ne me fais pas prier !

De l'extrême codification qui lui a été donné de voir lors de formations et de rencontres.

Je sais de quoi il parle.

Nous voici plus à l'aise. 

Il me dit avoir un fils à Paris. Je lui dis avoir une fille à Paris.

 

En partant il me dit merci en s'inclinant "Dōmo arigatō" !

Je m'incline également et réponds "'Arigatō Gozaimasu". Nous sourions. A la prochaine Monsieur Arigatō !

C'était le 7 juillet dernier, avant que je n'aille à Agen pour rencontrer le docteur L. Ektra, et son "donut géant".

 

Mais les séances se sont interrompues pendant trois semaines car Monsieur Arigatō est parti en vacances.

Elles ont repris le 28 juillet.

Cette fois Monsieur Arigatō masse de part et d'autre de la cicatrice pour détendre celle-ci. J'ai l'impression qu'il va tout déchirer, mais en fait non, c'est même plutôt agréable de sentir la peau et les tissus se détendre.

 

La séance suivante sera consacrée à des "balayages" avec des "douchettes" d’émission magnéto-infrarouge-laser à faible intensité :  (Mil-thérapie) ce qui a des propriétés antalgiques, anti-inflammatoires, restructurantes, cicatrisantes et immunostimulantes. Ma foi... Pourquoi pas ? 

Mil-Therapie
Mil-Therapie

Depuis je n'ai plus ni peur ni appréhension de ces séances. Monsieur Arigatō procède différemment à chaque rendez-vous. Force et douceur.

Mon épaule et ma poitrine commencent à se relâcher et à éprouver des sensations. Les circulations commencent à se rétablir dans mes tissus meurtris, mâchés, sectionnés.

 

Ma cicatrice perdra-t-elle ses vilains plis et bosses autour de la couture ? Je veux y croire.

Monsieur Arigatō a dit que ce ne serait quand même pas pour tout de suite.

 

En attendant, mon corps et moi, mes milliards de merveilleuses cellules qui s'activent nuit et jour pour réparer les dégâts et vont devoir continuer à le faire, nous nous parlons en silence, dans le creux des nuits, dans les limpidités des matins et les méandres sinueux des après-midis, dans les douceurs des soirs qui tombent.

Nous nous aimons. Après chaque bombardement qui nous éclate, nous nous rassemblons, nous nous ressoudons. Avec la même force intacte qu'au début de ma vie.

Nous nous faisons tellement confiance. Pardon mon corps de te faire subir tout ça. Et merci d'avoir su résister, merci de continuer à tenir bon.

 

Nous sommes cette incroyable entité, cet univers, galaxie embarquée entre l'infiniment grand et l'infiniment petit. A la jonction.

Désolée d'avoir ouvert une porte, autrefois, à des souffrances qui n'étaient pas les nôtres mais qui nous ont grignotés. De l'intérieur.

Et que j'ai longtemps laissé nous gangrener par une forme insidieuse d'orgueil.

 

 


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