ETE PRECOCE

Une journée ordinaire

 

Depuis que je suis arrivée sur les rivages des Territoires du Crabe, mes journées sont devenues autres. Corps et esprit ont été happés, éparpillés dans le "Temps du Cancer".

Les repères ne sont plus. Le rythme s'effiloche et se perd entre des dates cochées sur l'agenda et des journées dont on ne sait plus quel sens elles ont. Je me dilue dans des eaux troubles, vaseuses et tiédasses.

 

Bien sûr il y a ces dates importantes, moments forts, moments périlleux également, tels des ponts de singe, fils tendus entre deux portes, deux rives, deux déserts, "via ferrata" pour funambules écartelés au-dessus des vides, à la recherche d'un équilibre perdu...

Bien sûr je m'accroche alors aux pentes abruptes, je dévale dans des gouffres, j'explore des grottes, des avens, des goulets étroits et souterrains...

Bien sûr le cœur pulse alors de son plein battant.

Bien sûr l’adrénaline et la peur sont là aussi !

Mais au-delà de ces petits "exploits", que j'estime surtout personnels, qui ne durent guère plus qu'une journée, et au-delà de rares sorties, balades ou restaurants, rendues possibles par une courte période d’accalmie, il y a le quotidien.

Pâlichon, répétitif, lassant.

Les jours finissent par se ressembler tous dans une monotonie moutonnière et sans relief.

 

Percluse de douleurs, aussi diverses que variées, j'attends. J'attends que "ça" passe.


Je patiente et j'attends que ces journées s'écoulent, d'une rive du ciel à l'autre, entre le point clair du jour et l'instant où la nuit s'empare des horizons, ces heures qui glissent d'un bord de ma vie à l'autre comme les boules d'un abaque.

 

Puis je les barre sur le calendrier...

Une de plus. Une autre. Semblable à hier, semblable à demain.


Mardi 2 juin.

Mais cela pourrait être aussi bien lundi ou mercredi.

 

3 heures du matin.

Une urgence vésicale me tire brutalement hors du sommeil d'enclume et sans rêve dans lequel je marinais ! 

Mes yeux, depuis qu'ils n'ont plus de cils, sont collés par une espèce de glu poisseuse et piquante. Je les frotte doucement pour pouvoir les ouvrir.

 

Je n'allume pas la lampe. Sa lumière me fait mal aux yeux et la lueur pâle de la pleine lune suffit à m'indiquer le lit et l'armoire : je suis dans la roulotte.

 

Je dois me lever, coûte que coûte : mes terminaisons nerveuses étant hors service, je risque de me retrouver trempée si je ne fais pas vite !

Mais sans brusquerie quand même. Il ne manquerait plus que je me rompe le cou en descendant de mon lit-coffre haut perché !

 

Pour éviter de sortir et me traîner jusqu'aux toilettes, car je ne suis pas certaine d''y arriver dans l'état quasi larvaire de décrépitude qui est actuellement le mien, j'ai, à l’ancienne, un seau dit "hygiénique" à portée, non de main, mais d'enjambée....

 

Je me laisse donc doucement glisser le long du bord du lit et enfile précautionneusement mes pantoufles, car mes pieds sont de nouveau en proie aux "bogues de châtaigne" !

Un peu à tâtons je vais jusqu’à mon seau.

 

Maintenant j'ai 100 ans !

 

"Les flashbacks sur nos bonheurs passés

Mieux vaut en rire de peur d'être obligée d'en pleurer.

Blanc et noir et l'on reste muet."

(Gainsbourg - Birkin)

Avant de me recoucher, je passe un peu de crème hydratante sur la plante de mes pieds et surtout les talons car c'est désormais là que les "bogues de châtaigne" ont refait leur apparition.

Ces bogues s'apparentent d'ailleurs plutôt à des braises ou des charbons ardents : ce ne sont plus des pieds mais des petits calorifères !

Pendant que je masse mes talons, dans la pénombre, des images de "chauffeurs", rouliers ou routiers, bandits sous l'ancien régime, qui faisaient brûler les pieds des propriétaires pour leur extorquer leurs économies, viennent hanter la roulotte...

Il est déjà la demie lorsque je me glisse enfin sous les draps et me rendors, presque tranquillement.

Ou pas.

Ça dépend un peu de ce que décide mon estomac. S'il me la joue aigre et acide, ou s'il est pris d'une soudaine crise d'aérophagie déclenchée par ce réveil intempestif.


Dans ce cas, je me dois me rasseoir, boire un peu d'eau bicarbonatée, si j'ai pensé la veille à en poser près du lit... et attendre que ce magma et ces éruptions se calment.


Alors j'écoute les petits bruits de la nuit.

Il y a des froissements dans les taillis et les feuilles mortes qui jonchent encore le sol près de la roulotte.

Cette année la glandée fut si abondante que nous avons pléthore de petits rongeurs !

Légers craquements dans le sous-bois, chocs discrets parfois sur le toit de tôle ou les parois de bois... Un chuintement, un miaulement. Les hiboux et chouettes chassent !

Parfois tout est silencieux. 

J'apprécie ces parenthèses nocturnes.

6 heures.

Ou peut-être 7 heures : il fait jour.

Mais ce n'est pas le soleil pimpant qui cogne sur ma fenêtre, qui m'a jetée brutalement hors du sommeil tranquille où j'étais plongée, c'est une furieuse crampe dans mon pied et mon mollet droit.

Pas le temps d'ouvrir les yeux : j'attrape mon pied et le tire vers moi de toutes mes forces, jusqu'à ce que le muscle tétanisé lâche. Ce genre de mésaventure fait aussi bien sûr partie de la ribambelle des effets dits "normaux" du Taxotère®. Inutile donc de s'affoler....

Maintenant que je suis réveillée, je n'ai plus qu'à prendre la sage précaution de vider encore une fois la vessie, afin de mieux dormir ensuite et encore.

 

Puis, assise au bord du lit, comme je l'avais fait au moment de me coucher, j'enduis et masse mes ongles des mains et des pieds, avec du beurre de karité puisqu'ils ont eu la fâcheuse idée de se dédoubler et sont en bien mauvais état.

Moment de calme encore, centrée sur mes pensées et mon corps.

 

Je me recouche enfin : sensation étrange du drap sur ma peau qui, à cause de l'atteinte du sens du toucher (merci les neuropathies !) donne l'impression désagréable d'être recouverte de latex, et, en plus d'être grasse, humide, et même "pégouse" (collante) comme l'on disait lorsque j'étais enfant... il y a un siècle au moins !

 

Entre mon crâne pelé, mon air probablement ahuri, mes yeux bouffis et rougis, mes pieds et mains qui hésitent entre la couleur tomate ou orange, ma peau gluante.... je suis devenue, sous les sorts conjugués du Phacochère Noir et de Yamanba, une sorte de rainette abasourdie des forêts tropicales ! 

L'image me fait rire. C'est au moins ça !

Puis je tente de me rendormir.

J'y arrive, heureusement, fort bien. En général. Car je me sens en sécurité, ayant accédé à toutes les demandes de mon corps.

Ma respiration se fait rythme lent de flux et reflux. 

 

10 ou peut-être 11 heures.

Je suis écrasée par la couverture, pourtant très légère. Avant-bras, côtes, cuisses et mollets semblent avoir reçu des coups de bâton. Genoux et épaules sont douloureux aussi.

Malgré ces courbatures tyranniques, malgré la bouche amère, sèche et ripolinée de blanc, il est temps que je me lève.

Malgré cette fatigue immense, je dois passer à la position debout où je me sentirai mieux car il faut que ce corps bouge pour mieux éliminer ces toxines qui l'ankylosent et le brûlent !

 

Selon l'heure je vais commencer par le petit déjeuner ou une douche.

Pas trop chaude celle-ci : la peau est devenue si fragile. Fine et sèche comme un vieux papier à cigarette. 

 

Le leitmotiv incantatoire de la "Faculté de Médecine" tourne en boucle dans ma tête : "ne pas s'essuyer vigoureusement mais se tamponner en douceur. Nourrir et hydrater cette vieille peau d'huiles ou d'onguent. Enduire les plantes de pied de dermo-corticoïde pour calme la brûlure. Surtout, ne pas oublier de bien se laver les mains après cela ! Râcler la langue pour la débarrasser de ses mucosités blanchâtres, puis faire un bain de bouche à l’eau bicarbonatée (Bicarbonate de Sodium à 1,4%)


La toilette n'est plus un moment spécialement agréable....

 

Elle s'éternise en soins fastidieux. Ce n'est pas ce que j’appelle me "chouchouter". 

En plus je sais d'expérience qu'ils ne feront pas passer tous ces effets secondaires, (sinon ils ne feraient plus d'effets non plus sur Karkinos !) mais je crois qu'ils préviennent seulement un peu la casse. Je veux y croire car rien ne le prouve non plus. 

 

Vient enfin le petit-déjeuner que, vue l'heure, j'accole au déjeuner pour en faire un long brunch.... qui aura de toute façon, et quelque soit le met préparé, un goût amer de rouille, une consistance farineuse et grasse, malgré tous les efforts de Lou pour le rendre appétissant et goûteux.

Mais le moment est précieux. Nous sommes ensemble, nous parlons de choses et d'autres, nous partageons le repas.

 

Mais encore une fois la liste des corvées vient s'incruster ! 

Penser à la médication anti-mucite. Prendre de la vitamine D3 (puisqu'on ne peut s'exposer au soleil sous peine de cramer !). Et pourquoi pas une dose de paracétamol (1000mg) pour calmer les douleurs... ?

 

Et avant de partir pour notre tour de colline "digestif", il faut bien sûr passer sur les ongles la base spéciale au silicium puis une couche ou deux de vernis opaque : pas d'UV sur nos petits ongles tout abîmés.

 

Vernis et base "spécial chimio"au silicium de la marque "Eye Care" (le moins dispendieux comme disent les Québécois
Vernis et base "spécial chimio"au silicium de la marque "Eye Care" (le moins dispendieux comme disent les Québécois

 

Je dois m'asseoir en cours de chemin sur le banc de pierre, face à la vallée, car je suis épuisée, et essoufflée comme si j'avais couru un cent mètres. J'ai dû en faire au moins... trois cents, au pas de tortue hésitante !

 

Et passer à l'ombre si possible... sous peine de griller comme un toast !

Mais cette balade m'est essentielle.

C'est là que je puise ma force. 

C'est là que je sens mon corps en son entier et en ce qu'il appartient à cette nature vivante et debout : ces cellules, ces vaisseaux, cette sève qui circule, les parfums de terre, de lichens, d'herbes, de résine, les éclats de lumière filtrés par les feuillages des érables et des chênes, les écorces douces et tachetées de blancs, ou rugueuses et brunes ; les paroles du vent dans les pins maritimes et sylvestres ; les silences, les bourdonnements, l'envol éblouissant d'un geai...

Là, dans le vert, et le bleu, mon corps se réveille enfin à lui-même.

 

Au retour, les jambes comme  emplies de coton hydrophile totalement imbibé d'eau, ne me portent plus et pèsent trois tonnes.

Je dois immédiatement me brosser les dents tout en douceur avec le dentifrice spécial anti-aphte (Sinaftin®

Parfois, je m'astreins à faire la vaisselle, mais n'y parviens pas toujours, pendant que Lou le "lève-tôt" a retrouvé son lit pour une petite sieste.... Vaisselle avec des gants de ménage évidemment.

Mes extrémités de doigts sont déjà insensibles. Avec les gants en plus, gare à la casse ! Tout m'échappe des mains !

 

Puis je m'écroule au frais, sur le canapé ou le sommeil me terrasse pour une ou deux heures.

 

Au réveil, encore très vaseuse, je passe à la phase  "hydratation de la plante des pieds" qui crie toujours "au feu !".... avec une bonne couche de crème prescrite elle aussi par la Faculté (Endoxyl®). 

 

C'est assez long ce massage ! Il faut que la crème pénètre bien l'épiderme...

En général je fais donc cela, vautrée devant le feuilleton le plus nul, le plus kitsch, le plus interminable, le plus sirupeux et dégoulinant, et surtout le plus soporifique que j'ai jamais vu de ma vie : 'Les Feux de l'Amour" !

 

Il m'aura fallu ce cancer pour découvrir cette soupe insipide made in USA pour ménagère de plus de cinquante ans... C'est sans doute parce que je ne suis pas une vraie ménagère, et cela me réjouit, que je reste insensible aux "charmes" de cette saga. 

Si le feuilleton ne parvient pas à m'endormir sur place, c'est encore la fatigue qui le fait.... 

 

16 heures : je suis toujours plutôt vaseuse. Je bricole. Je "trastouille", je "bidouille". Je fais des trucs en "ouille"...

Je réponds à des mails. Je tente de lire. Je retourne à la roulotte pour aérer, remettre de l'eau dans la bouteille près du lit. Je reste assise sur la terrasse. J'ai trop chaud. Ou trop froid.

Il m'arrive aussi de m'endormir... si j'ai résisté devant le feuilleton !

 

17 heures : enfin l'heure intéressante du goûter ! Thé vert, pain d'épices, ou pain tout court avec un peu de beurre et de miel, yaourt fermier, fruits si l'état de ma bouche le permet.

Bon... toutes ces bonnes choses sont amères une fois dans ma bouche, et "huileuses" ou pâteuses, mais cela reste un chouette moment. Lou se fait des tartines de pain beurre miel, ou pain beurre chocolat noir de ménage !

Et c'est l'heure où je me sens enfin un peu mieux !

 

Nous repartons alors sur notre colline, humer les herbes qui commencent à roussir, entendre les mousses en manque d'eau craquer sous nos pas, écouter les oiseaux qui s'égosillent, et les galopades dans les fourrés, les grillons qui se font déjà plus discrets, et je crois avoir entendu la première cigale aujourd'hui, 5 juin, par presque 32° à l'ombre... 

 

© by Ghibli / Walt Disney Studios Entertainment
© by Ghibli / Walt Disney Studios Entertainment

Dès le retour dans la maison sombre et fraîche, il faut recommencer avec le brossage des dents et le bain de bouche... de l'après-goûter.

 

Éviterai-je le sournois et sulfureux "aphte" ???

 

Je le sens déjà pointe sa tête ronde tout au fond de ma langue.... Là où elle effleure mes dernières molaires... 

 

Un peu plus tard je mets mes pieds à tremper dans la bassine pendant que je tape sur le clavier de l'ordinateur.

Oui, au moment où j'écris ces lignes j'ai mes petons qui macèrent dans l'eau fraîche !

La tiédeur de la soirée chasse le gros cagnard qui nous a écrasés pendant la journée.

Lou prépare le repas du soir. J'entends des bruits d'assiettes et de casseroles pendant que je termine mes recherches et mes textes, à côté du ventilateur.

 

Ce soir, je ferai encore une vaisselle puis il y aura "Koh Lanta", la télé-réalité qui a oublié la Robinsonnade et l'expérience difficile de survie, et c'est dommage, au profit de jeux, de compétitions, de stratégies, coups tordus et autres trahisons... Cette année la production met le paquet pour que le téléspectateur et l'internaute, qui en redemandent, aient leur compte de rebondissements, prises de bec, et revirements de situation ! 

 

Avant le coucher, il faudra re-badigeonner pour la troisième fois, les pieds, en deux temps, brosser les dents, faire les bains de bouche, ôter le vernis pour nourrir les ongles de crème, boire de l'eau bicarbonatée pour éviter les brûlures d'estomac.

 

Enfin, exténuée, repartir dans le velours et la douceur de nuit dans le halo apaisant de ma lanterne...

Ce soir la lune plaque sa large face telle une assiette de porcelaine blanche, presque céladon, sur un ciel profond.

 

Et un engoulevent clapote dans la futaie... Je m'endors très vite.


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