ÉTÉ PRECOCE

Le Chrysanthème

Un regard, un sourire. Lou et Fleur osent à peine me toucher...

J'ai tellement sommeil !

Avant de me rendormir je leur répète que tout va bien, qu'ils peuvent aller déjeuner sans inquiétude ! Que je vais dormir encore et encore... Que j'en ai besoin.

http://www.richesheures.net
Le diable du Pont Valentré

Ils iront manger au "Méphisto".

Ce drôle de restaurant sans identité bien précise, mi-alsacien par ses cochons et ses oies aux fenêtres de l'étage, mi-italien par son nom à moins que ce ne soit tout bonnement quercynois, ce que laisse supposer le diable peint sur la façade, rappelant celui accroché à la tour centrale du Pont Valentré, mais qui a la bonne idée d'être juste en face de la maternité, et qui sert des menus du jour corrects à un prix sympathique.

 

Lou et Fleur m'embrassent doucement. Puis je les entrevois s'éloigner dans une sorte de brouillard bleuté, je nage déjà dans cette ouate molle et confortable. Je perçois néanmoins, dans mon déjà-demi-sommeil, que dehors il fait chaud... Très chaud. Dans ma cellule blanche et bleue il fait frais et calme. Je replonge avec délice dans ce coton qui m'absorbe irrésistiblement.

 

Pendant un temps indéterminé, je suis éveillée, à intervalles réguliers me semble-t-il, et pendant quelques secondes, par des blouses blanches qui viennent vérifier mes appareils de mesure. Je trouve cela plutôt rassurant, et me rendors aussitôt. Tranquillement.

 

Vers 15 heures, Lou et Fleur reviennent.

Fleur est toute rouge ! Elle et Lou ont grimpé un raidillon (le GR 65 en fait) au-dessus du Pont Valentré, pour avoir une vue dominante sur toute la ville et la rivière Lot.

Balade "digestive"... mais cuisante avec la chaleur !

Pont Valentré vu par Fleur ! (2015©sironimo)
Pont Valentré vu par Fleur ! (2015©sironimo)

Nous bavardons un peu. Je suis moins "pâteuse"... Mais mes paupières s'alourdissent encore...

J'ai dû me rendormir, je ne me souviens pas les avoir vu repartir.

 

Une infirmière me réveille encore. Il doit être aux alentours des quatre heures de l'après-midi.

Elle ôte le brassard qui me maintenait à la machine à prendre la tension. 

Cette fois je sens que que ce énième réveil est le bon.

D'ailleurs mes fonctions vitales reprennent du service : je dois faire pipi !

 

l'infirmière me soutient pour que je me lève. En douceur.

Je suis enfin en position debout et tout va bien. Pas de vertiges. Pas de nausées.

L'infirmière me laisse marcher prête à intervenir, et me suit jusqu'aux toilettes où je lui dis que ça va aller, que je vais m'en sortir toute seule. Elle reste néanmoins à proximité, dans la chambre.

Et oui ! Je m'en sors comme une chef !

Mes premiers pas !

 

Retour au lit où je relève le matelas et m'installe, en position assise, cette fois. 

 

J'écris un petit courriel rapide à la famille et aux amis (Lou, dans l'émotion, a oublié son portable à la maison !) pour les rassurer.

Puis un petit SMS à Fleur et Lou pour leur dire que ça y est, qu'ils peuvent revenir, que je suis enfin fraîche et dispose !

 

En moins d'un quart d'heure ils sont de retour et nous nous installons pour le goûter !

J'ai soif et faim !

Thé et compote "offerts" par la maison.

Complétés par du pain d'épices, des cerises, une pêche et une banane apportées par Fleur et Lou... Mon goût est toujours parasité par les frasques du Phacochère noir, mais qu'importe ! Je trouve tout délicieux 

 

Et puis, et surtout, je n'ai pas de douleurs.

Je me sens bien, tellement bien !

La porte rouge a été franchie et je nage dans une sorte d'euphorie !

La lumière décline doucement.

A quelque chose comme sept heures du soir, on m'apporte le repas. Meilleur que la veille.

Une tranche de rôti froid et une poêlée provençale que je me "prépare" à ma façon...

Lou et Fleur ne vont pas tarder à repartir vers nos collines.

Demain sera un autre jour et après une toilette de chat, je me promets de bien dormir cette nuit.

 

Ce qui n'arrivera pas.

 

Je reste étendue sur le dos, sans bouger, mais sans dormir. Toute la nuit.

 

Vers quatre heures du matin, passe la sage-femme de nuit qui vient changer mes poches de perfusion et contrôler ma température. Je n'ai pas fermé l’œil. Mais curieusement je suis encore euphorique.

 

Serai-je, comme l'écrit Boris Cyrulnik (dans "De Chair et d’Âme ") inondée d'hormones du plaisir, comme un soldat après la violence d'un combat ?

"Cette bascule de la peur à l'euphorie est fréquente chez les animaux qui viennent d'échapper au danger. Elle se voit aussi chez l'homme qui a survécu au combat.

Cela s'explique par un réaction biologique : l'alerte stimule la sécrétion de sérotonine et d'opioïdes naturels qui restent dans le corps après l'agression et provoque l'euphorie de l'après-combat".

 

Je me sens légère, délivrée. Petit soldat de pacotille, mais vainqueur d'une sacrée bataille... J'ai envie de rire... autant que de pleurer.

Petit sushi guerrier (... encore un petit dessin de Florent Chavouet ^_~)
Petit sushi guerrier (... encore un petit dessin de Florent Chavouet ^_~)

Petit à petit se fraie en moi la certitude que la tumeur qui nichait en mon sein a été chassée, enlevée, éradiquée.

Le crabe a été délogé.

Je passe lentement ma main droite sur ma poitrine.

Plate.

En creux même.

Je dois apprendre sous mes doigts ce nouveau territoire. Car c'est ainsi que je serai désormais.

 

Cette belle rondeur, cette colline douce, ce sein que j'aimais bien et qui faisait partie de moi n'est plus là. 

Kiku (菊)...  "mon" chrysanthème
Kiku (菊)... "mon" chrysanthème

 

Mon sein gauche n'existe plus en tant que sein, et pourtant je sais qu'il EST et restera toujours. En filigrane.

 

Comme nos morts, ceux qui sont partis, nos parents, nos proches : ils n'existent plus et pourtant ils sont.

Ils sont en nous. Ils perdurent au-delà de leur disparition.

 

Le cancer, comme je l'écrivais au début de ce long voyage immobile, est à la fois "symbole mortifère, et épreuve initiatique de la Vie". La mort est ainsi venue plusieurs fois danser et agiter ses osselets devant moi.

 

Karkinos m'a montré ma finitude. Dame Camarde et sa légendaire faux sait désormais où me trouver et je le sais. Nous serons côte à côte pour le restant de ma vie, et sa présence en creux me donne le pouvoir de jouir plus intensément de ma vie.

 

Je ne serai plus jamais comme avant. Malgré les bonnes paroles des docteurs.

Ma vie a pris ici et maintenant un autre sens. Je sais ma mort.

Et cela donne désormais de l'épaisseur, du sens, à la vie qui me reste à vivre. 

 

Mon sein absent me rappellera à jamais ce paradoxe : la connaissance de ma mort m'apprend ma vie. 

 

Et dans cette longue nuit de veille après le combat, soudain je sais !

Mon non-sein s'appellera désormais Chrysanthème. Kiku (菊).

 

Le Chrysanthème dont on fleuri les tombes, afin de colorer le sol de mon sein disparu.

Mais aussi et surtout le chrysanthème, fleur impériale, symbole d’amour, de joie et d'éternité au Japon.

Je me souviens parfaitement de cette couverture : la fillette qui appelle à l'aide avait son pied coincé dans un... bénitier !
Je me souviens parfaitement de cette couverture : la fillette qui appelle à l'aide avait son pied coincé dans un... bénitier !

 

Enfant, je trouvais très triste que l'on nomme ces magnifiques fleurs d'automne que sont les chrysanthèmes, "les marguerites des morts".

Et je n'aimais guère non plus l'idée qu'on les oublie et les laisse à mourir sous la pluie, le froid et le vent des cimetières abandonnés, une fois déposées sur les pierres tombales.

 

Et puis, un jour,  j'ai lu la légende japonaise du chrysanthème.

C'était sur une petite revue catholique hebdomadaire, dont le titre était "Bernadette" et à laquelle m'avait abonnée, en 1961, pour mes dix ans, ma grand-mère paternelle, fort bigote au demeurant, et qui pensait sans doute que je trouverais en cette "Bernadette" un modèle et un exemple à suivre de fillette sage et obéissante.

En réalité cette "Bernadette" m'a surtout ouvert une fenêtre sur la bande dessinée, mais également sur l’histoire et le monde, grâce à de petits dossiers sur des sujets aussi divers que variés.

Ce fut une de mes premières rencontres avec le Japon : les origamis, les onsens, les Haïnous, Fuji San...

 

Plus tard c'est le "Dr Benjamin Justice" (dans Pif Gadget) qui m'a dévoilé d'autres facettes d'un Japon plus guerrier, voire nationaliste : le bushido des samouraïs, le jujitsu, l’aïkido, le karaté, le kendo ... mais aussi le bouddhisme zen, le shintoïsme...et les fleurs de cerisier !

 

Extrait d'une planche du Dr Benjamin Justice (Pif Gadget) - Jean Ollivier (scénariste) et Raffaele Carlo Marcello (dessinateur)
Extrait d'une planche du Dr Benjamin Justice (Pif Gadget) - Jean Ollivier (scénariste) et Raffaele Carlo Marcello (dessinateur)
菊の御紋 (Kiku no gomon) sceau impérial à 16 pétales doubles du chrysanthème
菊の御紋 (Kiku no gomon) sceau impérial à 16 pétales doubles du chrysanthème

La légende du Chrysanthème racontait l'histoire d'un jeune empereur très malade et dont il ne restait plus que quelques jours ou quelques mois à vivre.

 

Son épouse, qui l'aimait d'un amour profond et sincère, se lamentait et pleurait déjà sa mort prochaine, lorsqu'une de ses larmes roula sur les pétales d'une pivoine (dans d'autres légendes on parle d'une marguerite jaune d'or et d'un pauvre jardinier mais qu'importe).

La belle dame prit alors dans ses cheveux noués en chignon une longue épingle et fit le vœu que son tendre époux vive autant d'années qu'elle découperait de fins pétales dans ceux de la pivoine avec son épingle à cheveux.

 

 

Elle en fit tant et tant que son époux vécut une éternité !

Suzuki Harunobu (1765-1767) : image de calendrier (E-goyomi)
Suzuki Harunobu (1765-1767) : image de calendrier (E-goyomi)

Écrire commentaire

Commentaires: 1
  • #1

    François PINEDA (samedi, 04 juillet 2015 17:26)

    Bonjour Anne-Marie,
    Ton message d'aujourd'hui m’émeut plus encore que tous ceux que tu nous envoyais le long de ton voyage. Tu es arrivé, semble-t-il, en un lieu tout proche du départ, comme dans ces labyrinthes ou tu repasses si près d'un endroit connu. A nouveau là et pourtant différente...
    Merci de ta présence, de nous avoir, par tes mots, permis de nous sentir tout proches !
    Nos pensées, et surtout nos sentiments t'accompagnent.
    Amitiés affectueuses pour toi, Luc et Marjolaine

    François & Evelyne