MARIE EN MAI

Misères et Fulgurances

Le retour à la maison se fait dans le calme. 

Que me réserve Yamanba ? Je la sens aux aguets, prenant pour avatar des buissons de genévrier, bleutés et hérissés d'aiguilles, tout au long de nos promenades.

 

Jusqu'au samedi je suis tranquille.

 

Lou et moi dînons dehors et passons de douces soirées sous l'auvent, observant les troglodytes et leur nichée dans le petit panier pendant qu'un pinson des arbres lance à intervalles réguliers son monocorde et inlassable... "Brad Pitt Pitt Pitt" !

 

Dernière balade au crépuscule autour de la colline quand le soleil décline. La vallée de la rivière Lot est déjà dans l'ombre du soir.

Mais chez nous, les grillons chantent encore.

Dans ma roulotte
Dans ma roulotte

Puis nous regardons un film, une série ou un documentaire.

 

Plus tard encore, je prépare mon sac pour la nuit et je quitte la maison pour aller nicher dans la roulotte, où fenêtres ouvertes sur la nuit, j'écoute les chiens névrotiques du hameau de la colline d'en face aboyer interminablement, compulsivement.

Personne ne les fait taire.

En temps "normal" cela finirait par m'agacer sérieusement.

Mais là... est-ce Karkinos qui me fait entrevoir la relativité de ces choses, cela m'est égal. Je perçois même dans ce leitmotiv lancinant comme une sorte de berceuse.

 

Puis, tout près, et plus avant dans la nuit, frôlant de leurs ailes le toit arrondi de mon abri, des chouettes hulottes hululent et des effraies crient et sifflent leurs amours printanières.

 

Parfois le miaulement d'une chevêche solitaire déchire l'obscurité.

 

Je suis bien. 

Le dimanche dans l'après-midi un grand escogriffe de nos connaissances débarque de façon impromptue, ignorant tout de mes soucis de santé.

Je le reçois les pieds dans la bassine et le bonnet enfoncé jusqu'aux yeux, et suis obligée de lui dire, tout de go, ce qu'il en est, d'autant que je lui demande s'il n'est pas enrhumé ou grippé avant de le laisser entrer, ce qui évidemment le surprend quelque peu !

Mais il comprend vite, et finalement, après un moment de stupeur et de gêne, il a la bonne attitude : il redevient ce qu'il est d'habitude.

Un sacré bavard !

Thé de cinq heures à la roulotte
Thé de cinq heures à la roulotte

Mais aussi et surtout, un passionné de nature et plus particulièrement d'oiseaux, ce qui lui a valu le surnom de "piaf" par les gens du cru toujours aussi "bienveillants", et ce qui a le don de l'énerver car, je ne sais pourquoi, il voit dans ce mot, trop familier à son goût et qui plus est, n'est pas "d'ici", comme une sorte d'insulte. Une provocation en tout cas.

 

Du haut de ses grande pattes d’échassier il passe son printemps à observer, l’œil vissé à ces vieilles jumelles, les mouvements de la gens ailées, dans les arbres et les buissons. Ensuite il note ses observations sur des cahiers d'écolier bourrés de son écriture en patte de mouche.

Ce qui a fait penser à l'adjoint au maire qu'il était un "indic" pour les cambrioleurs de maisons !

Car, il est mal vu et mal aimé dans le village.

Certes il n'a pas de travail et vivote d'aides et de petits boulots de temps à autres, mais il n'embête personne... Et il est loin d'être inintéressant !

 

"Au village sans prétention... Il a mauvaise réputation,

Qu'il bouge ou qu'il reste coi, il passe pour un je ne sais quoi..."

 

Rien ne change.

 

Nous prendrons le thé sur la terrasse de la roulotte et notre "piaf" observera les allers et venues d'un (ou plutôt d'une) pic épeiche qui niche dans un chêne où il (elle ?) a fait un superbe trou bien rond.

 

Le soir je repars pour ma nuit en roulotte.

Un peu inquiète : c'est maintenant que Yamanba devrait surgir. 

 

Mais elle semble jouer encore à cache cache.

 

Cependant, je dois me lever à trois heures du matin, saisie d'un irrépressible besoin de vider ma vessie qui me lance quelques pointes enflammées dans le bas-ventre. Mais, une fois cela fait, je me rendors tranquillement.

Fausse alerte ? Ou premier coup de semonce ?

 

C'est finalement le lundi matin que Yamanba quitte sa cachette et passe à l'attaque : elle m'injecte des sortes de poussées de fièvre, et mon corps est soudain soumis à de fulgurantes brûlures !

 

Puis, au bout d'une heure ou deux le calme revient.

 

Plus tard, la vague incendiaire me submerge de nouveau et de plus belle. Il en sera ainsi jusqu'à la moitié de la post-cure sans doute ? Peut-être plus ?

 

Mucite et syndrome main-pied au grade 2 avec cloques et desquamation....
Mucite et syndrome main-pied au grade 2 avec cloques et desquamation....

Cette fois Yamanba semble avoir troqué son chaudron et ses bogues de châtaigne, contre des poignées d'orties !

 

Elle en a frotté ma plante des pieds et mes mains !

Sans parler des coups de bâton qu'elle m'inflige quand je dors et qui me laisse au matin le dos, les cuisses et les mollets en compote. On dirait aussi qu'elle m'a donné des coups de marteau sur mes ongles des mains et des pieds.

 

Je ne peux que lui tirer une langue devenue comme une vieille serpillière en charpie pour la narguer...

Et tenter de lui botter les fesses avec des pieds qui partent en lambeaux !...

 

Et ce n'est pas ragoutant je l'avoue !

A la question :"combien de temps faut-il pour que les effets secondaires du Taxotère ® s'estompent ?" la réponse la plus courante, lue et entendue, est : environ... 3 mois !

On ne nous appelle pas des "malades" mais des "patients", ne l'oublions pas et je comprends de plus en plus pourquoi !

 

Pour l'instant, et depuis le début je suis restée terrée, dans mon trou : au-delà de la maladie et des traitements, avoir un cancer c'est aussi changer de statut social.

Alors, je n'en ai parlé qu'à la famille et quelques proches. En leur demandant de ne rien ébruiter : "si je veux en parler, je le ferai moi-même."

Et ils ont tenu parole : je les en remercie.

 

Mais je sens que l'idée de sortir de cette cachette est en train de se faire jour dans ma petite tête rasée.

Je ne vais pas le crier sur tous les toits, bien sûr, mais si des opportunités se présentent, comme je l'ai fait avec le "Piaf", je les saisirai.

Ce n'est pas une question de "honte". Pourquoi être honteux ou honteuse d'avoir un cancer ?

Mais on le sait c'est encore et toujours un tabou : le cancer fait peur. Rien que le mot fait peur. On parle encore et toujours de "longue maladie". Les hommes surtout sont dans le déni le plus complet.

On se sent frappé, sinon d’opprobre, du moins d'une forme d'évitement.

Nous ne faisons plus tout à fait partie du monde des vivants. Nous sommes déjà un peu de l'autre côté du miroir. Car le cancer est une maladie potentiellement mortelle. On ne peut pas ne pas y penser.

Et cela induit un changement dans notre rapport à la vie. Et à la mort.

 

Pourtant, en parler, c'est continuer à faire partie du monde des vivants !

Même si l'on est visiblement et fortement dégradée ! Car on y perd beaucoup : sein, cheveux, cils, sourcils, ongles.... vitalité, force, teint frais, et parfois aussi humour.... et on y gagne... des rides en plus, et des cicatrices, des terribles balafres et parfois des séquelles à vie !

Oui, la vie d'un malade est plutôt moche.

On devient moche.

 

Ne pas me montrer sous ce vilain aspect, c'est, c'était, aussi une de mes motivations à rester cachée.

 

Même si parfois j'ai envie de revendiquer haut et fort ma boule à zéro, mes pieds qui pèlent, mon allure de vieille de 150 ans !

Le reste du temps, j'abdique.

 

Pourquoi vouloir "protéger" les autres de cette vision ? Est-elle si horrible ? Si insoutenable ?

Est-ce pour les protéger, eux... Ou moi, à la vue de leur réaction ?

 

Certains détournent le regard, gênés. D'autres changent vite de sujet.

 

Il y a aussi le regard et les paroles compassionnelles (je ne parle pas d'empathie, mais bien de "compassion", voire de pitié maquillée en compassion)... C'est encore plus difficile à supporter : je me sens déjà rayée du monde des vivants, malade à jamais ! 

 

D'autres donnent des avis et conseils "médicaux" glanés à droite et à gauche...  C'est gentil mais des "trucs et astuces" j'en ai déjà une pleine valise ! Je passe des heures à chercher sur la Toile, et à trier le "bon grain de l'ivraie", évidemment.

C'est gentil... Mais souvent inutile. Voire encombrant.

 

Certains, même, ne me parlent plus : apparemment ils ne le peuvent pas.

C'est pire.

Je les appelle "les fantômes".


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