MARIE EN MAI

La dernière charge

Il me reste une ultime porte à franchir sur les territoires difficiles du Phacochère Noir, avant de pouvoir poursuivre le périlleux voyage.

 

Un portail, lourd, aux gonds rouillés, hérissé de piques... Sans volutes, sans élégance. Froid.

 

Je ne sais même plus si j'ai peur.

J'avance seulement ; un jour, puis un autre. 

Une heure, puis une autre.

Mon corps résiste mais, déjà comme un vieux soldat, qui en a un peu trop vu et enduré, il fatigue.

 

De temps à autre il flanche. Je perds mes repères, ma volonté, ma force, mon humour...

Dormir...

Il reste à franchir les derniers mètres de ce tunnel noir fait de roches et d'aspérités, au bout duquel se dessine un autre territoire, inconnu, où d'autres batailles vont se livrer contre Karkinos.

Rien n'est fini. Rien n'est décisif. Une étape, c'est seulement une étape de plus.

Et je suis fatiguée.

Pourtant, il faut y aller. Encore et encore. Se forcer à y aller.

Repartir avec le barda déjà lourd et aller reprendre la charge toxique du Phacochère. Plein les veines... Plein les millions de vaisseaux qui parcourent ma chair, mes muscles, mes os, ma peau.

Sans broncher et avec le sourire, si possible... parce que "c'est pour mon bien".

 Il me faut tenter d'oublier ce qui m'attend. Ou faire semblant d'oublier.

M'oublier moi-même, surtout. et avancer : bon petit soldat, fatigué, qui repart au front après une courte permission dans ses foyers.

 

J'ai beau me répéter "c'est la dernière fois, c'est la dernière charge", le cœur n'y est pas.

Le cœur, mon cœur, est au bord de mes lèvres gercées et craquelées par les fulgurances et les inflammations encaissées.

Il bat trop vite, pauvre papillon se débattant dans une toile d'araignée. Chaque battement d'ailes l'englue davantage et le prive un peu plus de sa liberté.

Mon souffle est trop court, mes mains et mes pieds me font mal.

 

Je voudrais ne plus penser. Car il n'est pas un jour, pas une heure, pas une seconde sans que mon esprit ne soit parasité par la présence de ce cancer que j'abrite.

 

Je voudrais dormir.

Et me réveiller enfin guérie. Dans un matin baigné de soleil.

 

Sans Lou, sans Fleur, aurai-je eu la force de continuer ?


Chambre 322

Il est 7 heures du matin, ce 28 mai.

Le réveil a sonné et je me prépare.

Perruque cache misère, gilet rose poudrée, pour ne pas oublier que dehors c'est le printemps, et grande écharpe de soie où voltigent des papillons...

 

Pour la sixième fois, je vais passer sous les fourches caudines. 

 

Le type que je salue chaque fois, celui qui fume, comme si c'était sa dernière clope de condamné, cet homme tout gris, maigre et pâle, assis sur son fauteuil roulant près de la porte d'entrée de l'hôpital, n'est pas là ce matin.

Mais l'odeur de tabac flotte encore là où il est resté à observer les allées et venues.

 

L'infirmière "B.B. Brune" (Virginie) me salue d'un tonitruant "Ça y est c'est la quille !"...

Quand je disais que j’étais un bon, un brave, petit soldat !

 

Les salles aux fauteuils se remplissent. 

Je retrouve la chambre 322 et l'odeur chimique caractéristique qui me retourne l'estomac.

Derniers moments de calme, dernier face à face dans le miroir de la salle d'eau.

 

En attendant Lou, je m'installe.

Petit clin d’œil auquel je m'accroche, un peu bêtement sans doute : le cercle rouge sur la fenêtre, comme le Soleil Levant... du pays du même nom. Agréables souvenirs, et qui sait, promesse d'un futur voyage ?

 

Après le passage du Dr G. Lagerbe, qui me cueille à la sortie des toilettes, B.B. Brune s'annonce par un haut et fort : "Allez Belle Dame, je viens vous piquer" !

Cette image ainsi claironnée, a tôt fait de faire surgir sur le fond de grisaille qui colore mes pensées, l'image, incongrue en ce lieu, de la Belle Dame, toute en couleur : ce grand papillon migrateur, aux ailes fauves orangées bordées de taches noires et blanches qui vient parfois folâtrer sur les fleurs de chardon ou de lavande de la colline. 

La Belle Dame ou Vanesse du chardon [vanessa cardui] 2006©A-M Uyttenbroeck
La Belle Dame ou Vanesse du chardon [vanessa cardui] 2006©A-M Uyttenbroeck

Mais déjà, les couleurs s'estompent et il faut passer à autre chose.... Avec les précautions d'usage, masque et charlotte, B.B. Brune enfoncera en un tour de main, la petite aiguille, au travers de la peau, dans la membrane du Port-à-Cath.

Légère piqûre désagréable mais qui dure moins d'une seconde.

 

Continuer à sourire ! Plaisanter. Faire semblant. Poser devant l'objectif.

Les deux "Belles Dames"....
Les deux "Belles Dames"....

Mais là encore mes pensées sont assombries par les images terrifiantes des Poilus de 14-18 affublés de leurs masques à gaz.... Étrange similitude dans ses visages retranchés, sans regard, presqu'inhumain !

Puis B. B. Marion entourera tant bien que mal, mes poignets et mes pieds, de poches et casques réfrigérants en réemploi... dont je doute un peu de l’efficacité... me faisant passer sans transition, de la Belle Dame... à la Femme Éléphant !

Une heure plus tard, B.B. Brune viendra ôter l'aiguille.

C'est terminé.

Le poison toxique de l'if (Taxotère®) est de nouveau en moi... pour plusieurs semaines.

 

Lou et moi quittons la chambre 322


Le retour de Yamanba

Le soir venu, je prends une lanterne et pars me coucher dans la roulotte.

Je sais que Yamanba me laissera tranquille pendant au moins deux nuits complètes.


L'air est doux et chargé du parfum de chèvrefeuille sur un fond de feuilles mortes et mousse humide. Des bruits furtifs courent et frémissent dans les branches et les cailloux. 

La lune est grosse et plaque de larges pans de lumière pâle sur les murs de la vieille maison, et fait briller doucement le toit blanc et arrondi de la roulotte. 


Mais à la troisième nuit, avec sa régularité habituelle, Yamamba vient me tirer sans ménagement de mon sommeil. Il est 3 heures du matin. C'est dans la nuit de samedi à Dimanche.


Elle plante ses doigts griffus dans mes chairs et m'emporte sur le chemin des aiguilles.


Malgré toutes les précautions prises, les inflammations sont déjà de retour.

Mes plantes de pied, mes paumes de main, mes orteils, mes doigts, deviennent rouges, brûlent et piquent.

Ma bouche est en feu...

Pouce !
Pouce !

 

Une nouveauté : mes ongles sont aussi attaqués par les neurotoxicités incontrôlables du Phacochère Noir, malgré les couches de bases et vernis spéciaux que j’applique consciencieusement depuis des semaines.


Ils se dédoublent, et jaunissent... et vont finir par tomber !



Alors là, je ne "like" pas ça du tout !!!!  

La journée du dimanche "Fête des Mères" est plutôt grisounette.

Pour ne pas dire carrément grise.


Les belles couleurs et les saveurs, emmagasinées, pour mieux résister, s'estompent vite au fil des heures, de la fatigue qui me tombe dessus de tout son poids et des douleurs qui reprennent exactement là où elles avaient commencé à lâcher prise.. 

Petits messages et coups de fil de Fleur...

Encouragements de Lou...

Et même ce joli bouquet apporté par des amis, n'arrivent plus à me faire relever la tête et le défi.

 Il n'y a plus qu'à patienter, tout en continuant la liste interminables des soins... en espérant qu'ils émoussent un peu les pointes acérées et brûlantes du chemin des aiguilles.

 

Lundi 1er juin, dans l'après-midi, j'ai quand même réussi à confectionner et cuire un clafoutis de cerises. Il sentait tellement bon en le sortant du four ! C'est au moins ce plaisir là que le Phacochère Noir ne m'a pas pris !


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