HOME SWEET HOME

A mi-chemin

A mi-parcours sur les terres méphitiques du Fennec Rouge et du Phacochère Noir,

je me retourne pour regarder le chemin parcouru.

Il me paraît dérisoire au regard du long trajet qui me reste encore à parcourir

et des difficultés que j'aurais à surmonter et franchir.

photo de Sylvain Lagarde
photo de Sylvain Lagarde

Mon île

Ma maison, mon cocon. 2005©A-M Uyttenbroeck
Ma maison, mon cocon. 2005©A-M Uyttenbroeck

Je suis bien chez moi. Tellement bien.

La maison est petite et me donne un réel sentiment de sécurité. 

 

J'ai toujours aimé les petites maisons. Sans doute parce que je suis moi-même petite ?

 Mais pas seulement.

 

Les petits lieux de vie, les petites structures, transformables ou nomades, que l'on peut reconstruire ou retaper soi-même, me donnent ce sentiment de sécurité et de tranquillité auquel je tiens absolument.

 

 

Je n'aime pas l'idée de dépendre de personnes extérieures pour façonner mon abri. 

Ni même pour l'entretien quotidien d'une maison.

Le ménage n'est pas fait, ou mal fait : tant pis. Cela me regarde. Je ne supporterais pas la présence d'une personne préposée à ce genre de tâche dans mon cocon.

La roulotte
La roulotte

Pas plus que je ne supporte de remettre mon corps entre les mains de coiffeurs, manucures, esthéticiennes et autres donneurs de "bien-être"... ! Chez moi cela provoque l'effet contraire !

Ma maison c'est moi. 

Mon corps c'est ma maison. Et toute intrusion est mal vécue. C'est un rejet immédiat.

 

Il me faut beaucoup de temps pour accepter auprès de moi une personne extérieure, fût-elle amicale.

 

J'ai tenté de me "soigner" en ouvrant cette chambre d'hôtes dans notre roulotte... Mais quel calvaire parfois ! 

Et quel soulagement, la plupart du temps, lorsque les "clients", même les plus sympathiques, partaient et nous rendaient notre calme et notre espace vital.

 

Je suis une solitaire. Lou aussi. 

 

La confiance, si elle doit venir,  ne vient que longtemps après. Si rien ne vient la trahir.


Alors un docteur !...

Des examens et "soins" hospitaliers violents et brutaux !

C'est une "violation de domicile" !

C'est sans doute à cause de cela que tous ces produits chimiques qui me sont injectés, provoquent un tel rejet de ma part. Je les vomis ! 


Notre mini caravane Puck (Eriba) encore un cocon !
Notre mini caravane Puck (Eriba) encore un cocon !

Et cette colline où nous vivons, telle une île à peine reliée au "continent" par une petite route étroite qui se termine en cul de sac chez nous, c'est mon jardin. Le jardin des origines.

 

Celui où nul pêché n'existait encore, ou le bien et le mal n'étaient pas divisés en deux parties antagonistes. Où les choses sont données, offertes, et non forcément méritées selon des critères manichéens. 

 

Celui où mon univers animiste archaïque donne libre court à son expression et sa liberté.

Là, dans ce cercle, je me sens chez moi. 

 

Bien sûr je peux me porter ailleurs, voyager, prendre le train ou l'avion, ouvrir des horizons.

Mais je transporte alors en moi "ma maison" et elle trouve à se nourrir d'autres paysages, d'autres civilisations, d'autres codes et coutumes et devient ainsi plus forte, plus profonde, plus vivante. 

 

Mais si le déracinement est trop intense, alors j'ai un sentiment douloureux de perte absolue.

C'est ce qui est arrivé lors de nos six années passées sur cette île volcanique sans enracinement, qu'est La Réunion. Là, un sentiment étouffant de malheur traîne dans les mémoires de ceux qui l'ont fondée, maîtres et esclaves... On tente de cacher cette misère, d'écarter ce souvenir ancré dans le passé, sous les couleurs trop vives, sans nuances ni demi-teintes, le bruit klaxonnant et la lumière trop crue, le factice des piscines et des cocotiers, les randonnées extrêmes, vertigineuses et "crève-cœur" !

 

L'exil. La détresse


Interrogations

J'ai un sentiment d'irréalité concernant Karkinos.

 

Je le sais présent. Les analyses, les clichés l'ont démontré.

Moi-même je peux toucher cette masse dure au travers de la peau douce et chaude de mon sein.

Et pourtant je n'arrive pas à concevoir qu'il existe réellement. Il a juste fait naître en moi, une image de mort plus prégnante. Il m'a rappelée à mon statut de mortelle dans ce jardin que je croyais éternel.

La Connaissance. 

 

La réalité quotidienne du cancer est beaucoup plus cette longue liste de malaises et maladies que génèrent les traitements médicaux, et avec laquelle il faut, chaque jour non pas se battre, mais se débattre, que celle du carcinome canalaire invasif diagnostiqué dans les canaux galactophores de mon sein gauche.

Ce sein qui a toujours été plus gros, plus ferme, plus rond que le sein droit dès lors qu'il a allaité, Karkinos le Crabe y avait-il déjà prévu son futur domicile ?

Sinon pourquoi cette différence ?

 

Ce sein qui accueillait toujours en premier notre enfant à nourrir, parce que je suis droitière, ce sein contre lequel j'ai envie de serrer celui qui pleure, pour le consoler, l’apaiser, peut-être parce qu'il est côté cœur.

 

Ce sein nourricier et protecteur.

C'est celui-là qui est blessé.

Pour quelles raisons ?

Que veut me dire mon corps, ma maison ?

 

Lorsque j'ai eu trois ans, j'ai découvert la tristesse.

Celle de ma mère. Et elle m'a définitivement transpercé le cœur. Symboliquement mais pas seulement.

 

C'était sûrement un dimanche. Il faisait beau. Le soleil jouait dans les voilages de la grande fenêtre. On entendait les martinets vriller l'air de leur cris aigus.

Il faisait gai. C'était peut-être en juillet et peut-être aussi l'anniversaire de ma maman ? Ou la veille.

J'étais avec elle. Nous étions seules : mon père était au travail, mais il devait revenir pour midi et passer le reste de la journée avec nous. C'était une chose promise.

C'est pour cela que nous étions joyeuses et contentes.

Ma mère avait préparé un bon repas, je suppose, et en tout cas un cake au beurre, aux fruits confits et raisins secs, pour le dessert : je ne me souviens que de cette odeur délicieusement chaude et prometteuse lorsqu'il fut dans le four.

 

Elle avait mis une nappe, sorti le service en porcelaine de leur mariage, blanc et bordeaux, et l'argenterie qu'elle avait longuement lavée et essuyée dans la matinée et que j'avais manipulée avec respect, impressionnée par le brillant étincelant et surtout la lourdeur de chacun des couvert, ornés de savants tarabiscotages. 

 

Puis elle avait dressé le couvert dans la salle à manger, ce qui était déjà en soi un événement puisque cette pièce était exposée sur la rue, plein nord, et donc très froide puisque bien sûr sans chauffage, et que nous n'y allions jamais.

Le canapé "moustache"  des années 50
Le canapé "moustache" des années 50

Depuis peu cette pièce s'était néanmoins enrichie d'un canapé-lit en skaï rouge agrémenté sur le dossier d'une découpe en forme de lèvre "rouge baiser" ce qui me ravissait !

J'adorais aussi assister à la transformation magique de ce siège aux allures de Cadillac, en un lit deux places grâce à des mécanismes obscurs de ressorts et de tiges tout à fait remarquables et que mon père ne se lassait pas de manipuler avec fierté pour en faire la démonstration à sa mère et aux camarades de travail qui venaient admirer cette nouveauté.

 

 

Midi est passé, puis une heure.

Nous attendions mon papa qui n'arrivait pas.

Nous guettions le bruit du moteur de sa moto, le cœur battant. C'est lui. On ne bougeait plus, ne respirait plus. Ah non, c'était le voisin... ou un avion à moteur.

Il y avait heureusement bien peu de véhicules en cette année 1954.

 

A deux heures, nous l'attendions toujours. J'ai vu des larmes couler sur les joues de ma mère.

Le repas refroidissait. Elle a voulu que je mange, mais l'attente était si pesante que je n'ai pas voulu. Comme si je risquais de rompre le fil ténu auquel ma mère se raccrochait.

 

Mon père est arrivé à trois heures passées de l'après-midi. Tranquillement.

Il s'était arrêté chez sa mère, à la sortie du travail et sans se poser plus de question, comme elle le lui avait proposé, il y avait déjeuné. Il avait oublié sa promesse. Il en oublierait beaucoup d'autres...

 

Ma mère a beaucoup pleuré ce jour-là.

Je l'ai beaucoup prise et serrée dans mes trop petits bras.

Mon père n'a pas compris ce qu'elle ressentait, et s'est beaucoup moqué d'elle. Que d'enfantillage pour un repas !

 

Et moi, pour la première fois de ma vie, j'ai connu la tristesse, physiquement.

Une tristesse profonde comme un puits dans lequel on jette une pierre. Lourde et oppressante comme un coup de poing.

Lacération cuisante et irrémédiable d'un tissu fragile, jusqu'alors vierge de tout accroc.

 

Un lien de tristesse s'est tissé entre ma mère et moi, ce jour-là. 

Et du haut de mes trois années de vie, je me suis sentie le devoir de la protéger. 

 

Est-ce cette promesse d'enfant qui a teinté de gris de façon indélébile, toute une fraction intime de mon jardin intérieur ?

Est-ce ce lien douloureux, entre deux femmes, une mère et une fille, et qui a, dès ce jour de grand soleil, planté un premier jalon d'un cancer féminin à venir ?

 

Est-ce parce que je n'ai pas su tenir cette promesse, qu'un sentiment de culpabilité a sapé ma vie, grignoté le bel élan de mes projets,  jusqu'à ronger sournoisement mon jardin du cœur faisant ainsi le lit de Karkinos ? 

 

Je suis partie pour cet exil volontaire, à l'autre bout du monde, sur cette île perdue dans l'Océan Indien, laissant ma mère en proie à ces problèmes existentiels insolubles.

J'ai eu alors le sentiment sourd de l'avoir abandonnée, un sentiment que j'ai repoussé de toutes mes forces.

Et lorsque j'ai appris qu'elle était atteinte d'un mal incurable, une forme de cancer barbare et douloureux, le myélome multiple des os, alors que j'étais à dix mille kilomètres d'elle, j'ai su que j'avais failli à la parole donnée, implicite et inexprimée. 

 

Le 29 et le 30 janvier 1989, le cyclone Firanga détruisait notre maison, comme un premier coup de semonce.

 

Le 10 juin de la même année ma mère mourait. Elle allait avoir 63 ans.

 

Lorsque j'ai été sur le point de franchir le Cap de mes 63 ans, j'ai eu peur. Viscéralement peur.

Comme si ce que j'avais tenté d'écarter, revenait en boomerang.

J'ai pressenti que ce lien implicite et indicible entre elle et moi allait se renouer sur ce Cap.

Elle était partie, définitivement, mais ne m'avait pas quittée. Je n'en étais pas libérée. Faudrait-il que je paie pour n'avoir pas tenu ma promesse ?

 

J'ai voulu ce voyage au Japon avec Fleur, à ce moment précis, pour exorciser ce mauvais sort, pour profiter encore de la vie et ouvrir des horizons,  avant qu'elle ne me joue un sale tour.

J'ai cru avoir déjoué ainsi les arcanes de la répétition des tragédies familiales.

Mais Karkinos s'était déjà installé. 

 

Maintenant je dois me libérer moi-même. Seule. 

 

Mais peut-être tout cela n'est que pure spéculation. Le désir de croire à une explication, psychanalytique ou... judéo-chrétienne... Ou les deux. Car les deux ne sont pas si éloignées l'une de l'autre, au fond.

 

Ou peut-être Karkinos est-il simplement inscrit dans mes gênes, et même, peut-être, sa présence n'est-t-elle que le fruit d'un hasard malencontreux, d'une simple mauvaise réplication de cellules. Qui sait ?

 

Je cesse de m'autoflageller.

Mais je dois quand même me libérer de Karkinos. Seule.

Le cyclone Firinga sur La Réunion (à gauche on distingue les côtes de Madagascar)
Le cyclone Firinga sur La Réunion (à gauche on distingue les côtes de Madagascar)

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