Largage


La Grande Lessive

C'est la neuvième heure de cette journée du 12 février.

Selon la nomenclature c'est le J1


Les salles du service commencent lentement à se remplir. Des voix se déversent maintenant dans le silence engourdi de ce début de journée. On nous laisse seuls. Longtemps.

Nous ne savons pas ce qui se passe derrière la porte de notre chambre. Mais ça bouge.

Il y a des bruits de vaisselle et comme des parfums de café.

On pourrait presque croire que cette chambre est une coquette chambre d'hôtel toute illuminée par le beau soleil clair, de ce jeudi matin. 

 

Une vieille dame accompagnée par une moins vieille, entre. Petits pas. Tout petits pas. Toute agrippée autour sa canne.

Fragilité de vielle porcelaine. Nous nous saluons. Intimidées.

Nous savons que nous sommes là pour les mêmes raisons, mais la pudeur élude le sujet. Plus tard, lorsque connectées toutes deux à nos potences, frangines de misère, nous parlerons.

 

B. B. (Blouses Blanches) entrent et sortent. 

On regarde ma cicatrice, mon Port-à-Cath, ce petit port USB, prêt à se connecter aux armes chimiques que l'on va lui balancer par le biais du cordon plastique et translucide.

On coiffe la mamé, que j'appellerai Mamé Rose, d'une charlotte et on lui colle un masque sur le nez.

Même régime pour moi.

Je pose mon masque, avec un pincement de plaisir : souvenir de ce même geste, lorsque, au printemps dernier, et au Japon, je collais le même masque sur mon nez et ma bouche. J'avais alors attrapé un rhume carabiné et comme il se doit, là-bas, il aurait été totalement indécent, inconvenant, irrespectueux et barbare de se balader enrhumé sans masque au risque de contaminer tout le monde !  

 

B. B. Brune (Blouse Blanche aux cheveux bruns) casquée et masquée, se penche, nettoie la peau sur le port USB... Je ne la quitte pas des yeux, vaguement inquiète... et soudain elle pique. C'est rapide.

A peine ai-je senti l'aiguille très fine transpercer la peau, elle-même très fine et tendue sur le petit tambour du réservoir.

Elle colle par là-dessus un gros pansement comme un coussin pour que tout reste bien en place.

Et c'est parti pour la grande lessive.

Même pas mal !
Même pas mal !

La matinée s'annonce longue.

On démarre en douceur.

Prise de la tension et la température (les "constantes"). Tout est en ordre.

Décollage imminent.

 

On m'injecte "de l'eau". Il faut être hydratée. Soit.

Le temps d'un thé et d'un petit gâteau industriel, un peu gras, et l'eau continuera à s'écouler lentement, longuement, en moi.

Lou a eu un petit verre de jus de raisin et les deux vieilles dames lui ont donné leurs petits gâteaux.

Il part mettre des sous dans le parcmètre.

 

Plus tard nous aurons une séance de sophrologie. "Libérez-vous de toute tension inutile"... 

Larguons les tensions, les soucis, les peurs... Laissons flotter nos idées noires !

Nous vivons au rythme du sac et ressac de la mer calme de nos respirations... 

Mémé Rose et moi nous endormons tranquillement au cours de la séance.

 

Arrivent de nouvelles pochettes transparentes : un produit pour ne pas vomir (un antiémétique : Zophren) et un corticoïde (Solupred) pour "ne pas faire d’allergies".

C'est ainsi qu'il m'est présenté.

Le protocole est classique me dit-on.

 

Plus tard Lou ira manger un morceau en ville. Au restaurant le Méphisto, avec son look improbable alsacien, ses animaux et cuistot aux fenêtres et son patron aux blagues récurrentes "je vous donne ma meilleure table"...  le même restaurant où nous avions mangé lors de mon départ au Japon et que le train avait eu trois heures de retard à cause d'un "accident de personne"...

Restaurant le Mephisto - Cahors
Restaurant le Mephisto - Cahors

Pendant ce temps l'on nous sert une salade de radis, forts, trop forts. Et une assiette chaude que nous aurons toutes les peines à ouvrir, le couvercle maintenant la chaleur ayant fait ventouse.

Nous rions beaucoup de la mésaventure, toutes les B. B. se relaient pour ouvrir mon couvercle qui circule dans tout le service.

Il règne une excitation générale, et l'on tient salon dans notre chambrette.

Même la sérieuse oncologue, Dr G. Lagerbe, entendant tout ce remue-ménage, vient voir ce qui se passe et nous saluer brièvement.

Elle sourit et même, elle rit.

Cela ne doit pas être courant car la dame qui accompagne Mamé Rose s'en étonne ! "Ça va bien aujourd'hui, elle doit être de bonne humeur ! C'est pas toujours comme ça !!!"

 

Au final je reçois ma plâtrée de semoule avec un chou farci. Plâtrée destinée non seulement à me nourrir mais aussi à tapisser et colmater l'estomac, je suppose.

Au dessert, sorte de flan, peut-on appeler ces sortes de choses des flans, au chocolat.

J'ai faim et j'ai mangé.

 

Mamé Rose n'a pas mangé le chou, seulement la farce et cette farce la fait rire.

Tout le monde fait des efforts pour rire. Et on y arrive.

Les B. B. Brunes ou Blondes sont non seulement efficaces mais également souriantes, affables, gentilles : humaines et présentes.

 

Mais arrivent les choses sérieuses. 

Injection de rinçage.

Puis premier produit de couleur orange vif. (l'Epirubicine - le E de FEC)... Celui qui fait pisser de la même couleur.

C'est LE produit du carcinome du sein....

Il passe en un quart d'heure.

Puis rinçage.

 

Puis deuxième produit : C'est le C de Cyclophosphamide (un "alkylant" ; nom de scène Endoxan... lointain ancêtre : le "gaz moutarde" appelé aussi "Ypérite", le gaz des tranchées de 14-18… quand on vous dit que ces traitements c'est la guerre !).

 

La perfusion dure une heure.

 

Lou reviendra pendant le rinçage. Et s'étonnera que tout soit allé si vite pendant son absence !

Le rinçage dure un petit quart d'heure comme tous les rinçages depuis ce matin.

 

Puis troisième produit : le F pour 5-FU (5-Fluorouracile)

Passage en un quart d'heure.

Suivi du rinçage. Un quart d'heure.

 

Les alarmes et pré-alarmes sonnent sans arrêt et les B.B. ont fort à faire !

 

A la fin mon arbre de mort sensé me redonner vie est chargé de pochettes vides !

Arbre abstrait et très graphique
Arbre abstrait et très graphique

 

La lessive a enfin fini de tourner ! Je suis "propre" et rincée !

 

Mamé Rose, qui a un cancer de l'ovaire et une "chimio douce" et qui n'en finit pas de s'interroger "pourquoi moi ? J'ai 88 ans !" est déjà partie 

Je n'ai pas envie de m'attarder ici. 

Retrouver les couleurs, l'air froid.

Rentrer chez moi.

 

Mais c'est là que tout va commencer...


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Pour aller plus loin >>> NOTES sur les trois produits

 

E : Epirubicine (Farmorubicine™) : agent chimio thérapeutique faisant partie de la classe des médicaments connus sous le nom de cytotoxiques. 

L'Epirubicine appartient à la famille des antibiotiques anthracyclines. Elle se fixe rapidement sur les structures nucléaires de la cellule, bloquant la synthèse de l'ADN et de l'ARN. Lors de la division cellulaire, il ne peut y avoir d’ouverture de la double hélice de l’ADN par les topo-isomérases et  l’ADN ne va pas être répliqué.

Elle sera éliminée principalement par voie biliaire et également par l'urine.... ou pas (?)

 

RISQUE DE NVCI (Nausées-Vomissements. Chimio-Induits)  > entre 30 et 90 %

 

C : Cyclophosphamide (Endoxan) un alkylant : fait également partie des traitements cytotoxiques.

Les alkylants sont issus du "Gaz moutarde" ou "moutarde à l’azote" appartenant à la classe chimique de l’ypérite.

Le gaz moutarde a été particulièrement utilisé comme arme chimique visant à infliger de graves brûlures chimiques des yeux, de la peau et des muqueuses, y compris à travers les vêtements et à travers le caoutchouc naturel des bottes et masques, durant la Première Guerre mondiale et lors de plusieurs conflits coloniaux, puis, plus récemment, lors de la guerre Iran-Irak.

 

Leur toxicité hématologique a été accidentellement découverte en 1943, chez des marins américains exposés à ces gaz lors d’une attaque de la baie de Naples. Cette observation a été à l'origine des recherches de produits toxiques pour les cellules malignes. 

 

Le Cyclophosphamide est un agent alkylant antinéoplasique, utilisé dans la traitement du cancer. Il agit en attachant un groupe alkyle (radicaux) à l'ADN, rendant ainsi sa réplication impossible. Il agit donc par interaction directe sur l'ADN des cellules cancéreuses, avec pour conséquence directe une inhibition de la transcription et de la réplication de l'ADN, et aboutissant ainsi à la destruction cellulaire. Comme les cellules cancéreuses prolifèrent en général plus vite, et avec moins de correction d'erreur que les cellules saines, elles sont plus sensibles à un dégât de l'ADN, comme son alkylation.

 

Cependant, le Cyclophosphamide est aussi toxique pour les cellules normales, endommageant en particulier les cellules qui se divisent fréquemment comme celles du tractus gastro-intestinal, de la moelle osseuse, des testicules et des ovaires, ce qui peut causer des pertes de fertilité. Ils sont aussi cancérigènes.... ! L'hyperthermie est particulièrement efficace pour renforcer les effets des agents alkylants.

 

RISQUE DE NVCI (Nausées-Vomissements. Chimio-Induits)  > 90 %

 

F : 5-FU ou 5-Fluorouracile

Le 5-Fluorouracile appartient à la classe des médicaments antimétabolites. Ce produit joue un double rôle lors de la division cellulaire. A la fois précurseur et entrant dans la composition des ARNs induisant au bout du compte l'arrêt du cycle cellulaire et l'apoptose (mort cellulaire programmée).

 

RISQUE DE NVCI (Nausées-Vomissements. Chimio-Induits) > entre 10 et 30 %

 

Réplication de l'ADN