"L'After"

Lou

Puisque je n'ai pas pu aller chez le Dr Garrigue c'est le Dr Garrigue qui est venu à moi.

Douleurs et contractures se sont de nouveau nouées dans mon dos, et j'ai piqué du nez. Le fameux "yoyo" dont avait déjà parlé le Dr Garrigue...

 

Le lundi 7 décembre au matin, je reste impuissante à me lever : la cérémonie du "bassin d'hôpital" et la démarche de gros échassier ont refait leur apparition.

Appel à l'aide par téléphone et secrétariat interposés. 

Dr Garrigue ne peut pas accourir à mon chevet mais il promet de venir le lendemain vers midi. Je connais désormais ce "Maldedos" et je peux effectivement patienter... et rester couchée. De toute façon je ne peux rien faire d'autre.

Le mardi, donc, force est de constater un retour à la case départ d'il y a trois mois. 

Nous reprenons les mêmes et nous recommençons : cortisone et anti-inflammatoires.

 

Dans l'après-midi du 8, Lou est allé chercher la prescription à la pharmacie et j'ai commencé le traitement.

Exit le dérivé d'opium et ses nuits fantasmagoriques.

 

Le soir même un léger mieux s'est dessiné laissant espérer un 9 décembre correct.

Le 9 décembre est important : c'est l'anniversaire de Lou !

 

Hélas mes espoirs ont été anéantis dès le petit matin. Après le repas de midi je me suis encore endormie et au réveil les médicaments m'ont enfin permis de me lever et faire quelques pas, de façon un peu plus "humaine", une fois les muscles "chauffés".

 

Je ne voulais pas que Lou ait une journée de tristesse et de gris. Car Lou mérite tellement mieux !

 

J'ai voulu à tout prix faire au moins un gâteau pour marquer le coup ! Ce fut périlleux, long et entrecoupé de moultes pauses, mais j'y suis arrivée.

 

Parce que Lou c'est un sacré bonhomme.

Je devrais écrire un sacré bon homme !

Je ne peux pas parler de Lou sans parler de son enfance et adolescence et d'un besoin inextinguible d'apprendre et comprendre, le tout poussé par une grande curiosité qui ne l'ont pas quitté.

 

Lou aussi a été bousculé par la vie.

A trois ans, il lui est venu un petit frère, lui-même suivi de très près par une sœur puis plus tard une deuxième sœur. Et comme tous les aînés Lou a eu ce rôle ingrat et difficile d'essuyer les plâtres d'abord, et ensuite, de devoir servir, à la fois, de modèle et de chef à la petite tribu enfantine.

 

Chez Lou, cette position de frère aîné, développa immédiatement, à la fois une répulsion définitive des bisous "mouillés" et autres mamours et gazouillis, et une volonté farouche, fondamentale et immuable d'indépendance.

Lou est un solitaire. Comme moi.

Plus tard il a posé un regard sûr et sans complaisance sur les adultes et les humains en général.

 

Faut pas la lui faire à l'envers à Lou ! Il voit clair.

 

S'il a accepté, un temps, et sûrement avec plaisir, de "jouer" avec son petit frère, et même parfois sa première petite sœur, la seconde n'étant pas née tout de suite, dès qu'il a eu des copains de son âge ou même plus âgés, il a tout fait pour s'échapper. 

 

Puis les années collège amorcèrent un brusque tournant dans sa vie.

 

Pour sa première année il fut envoyé dans un vieil établissement d'Anderlecht, à une heure de marche et de train de sa petite banlieue bruxelloise, alors très proprette (non ce n'est pas Molenbeek).

 

Il n'y a rien appris. Hormis le jeu de la "balle pelote".

 

 

Manneken Pis -  Bruxelles -Photo: Ken Welsh / Alamy
Manneken Pis - Bruxelles -Photo: Ken Welsh / Alamy

Il a surtout passé son temps à raser les murs pour éviter les "caîds", qui semaient la terreur dans toute l'école et martyrisaient surtout les "petits" et les professeurs timides, débutants, ou sclérosés dans des méthodes antédiluviennes !

Lou raconte que ces jeunes n'hésitaient pas à entrer en moto dans les classes après avoir parcouru couloirs et escaliers... amenant par leur harcèlement certains enseignantes et enseignants jusqu'aux portes du suicide. 

C'était le début des années 70.

  

Son meilleur ami, Phil, s'y trouvait aussi, et c'est aussi sans doute une des raisons pour laquelle Lou a atterri dans cette fabrique de souffre-douleurs et de délinquants, l'autre raison étant que c'était un établissement francophone.

Sauf que tous deux n'étaient pas dans la même classe et ne se croisaient finalement que de temps à autres, suivant leurs emploi du temps respectifs, et dans le train. 

 

Il eut donc de mauvais résultats scolaires et sa mère l'inscrivit alors dans un autre établissement privé à Jette, au nord-ouest de Bruxelles et beaucoup plus "chic". 

Mais Lou s’y est ennuyé : impression de ne rien apprendre, hormis en maths. Rien ne répondait à sa curiosité. Il fallait seulement ingurgiter et régurgiter du "par coeur".

Et il n'arrivait pas à se faire des amis. Il se sentait différent... comme toutes celles et ceux dont le fonctionnement intellectuel n'est pas dans la norme et dont, dans le système "normal", on ne sait que faire. Ceux que l'on nomme "enfants précoces", car on ne sait trop comment les définir, tout en ne comprenant pas non plus qu'il ne s'agit pas seulement de précocité.

 

Les meilleurs moments de ces années là furent pour Lou, le temps passé devant sa maison de Dilbeek, avec les copains "du banc" : point de rencontre de toute la petite bande des "français" du lotissement propret et coquet, où bien sûr existaient une bande forcément adverse de "flamands".

 

Cette liberté dura hélas, peu de temps.

 

Lorsqu'il eut treize ans, la famille a déménagé, sur un coup de tête, pour ne pas dire de folie, de leur père, vers le sud de la France.

  

Cette année là, Lou, ses frères et sœurs ont perdu, d'un seul coup, tous leurs petits repères, amis et grands-parents, et ont été parachutés sans guère de ménagements (doux euphémisme !) dans une ancienne bergerie sans eau ni électricité, glaciale et sombre, au pied de la Montagne Noire, au bout d'une piste que le moindre orage ravine et rend impraticable et qui se fraie à grand peine une voie étroite taillée dans des schistes aussi aiguisés que des lames de couteau, sur presque deux kilomètres.

 

C'était l'époque où l'on faisait des "retours à la nature", sans savoir ce que cela signifiait.

Près du Jaur et sous la Montagne noire, un paradis... ?
Près du Jaur et sous la Montagne noire, un paradis... ?

 

"Retour" était en effet un bien grand mot puisque l'on n'y avait jamais vécu auparavant.

Mais qu'importait, avec quelques livres et une bonne dose de naïveté et surtout d'une terrible inconscience, "on" allait refaire le monde. Un peu à la manière d'un métissage entre Jean de Florette... et un Lanza del Vasto et sa communauté de l'Arche voisine.

 

On s'y cassa surtout les dents.

Beaucoup s'enfuirent, d'autres s'accrochèrent tant bien que mal, certains devinrent complètement déjantés et cinglés. Alcool et drogues diverses ajoutèrent à la pagaille. L'été voyait des "artistes" descendre de la capitale, pour profiter du soleil et improviser des fêtes nocturnes agitées et fumeuses.

Quelques-uns s'y pendirent ou se firent sauter la cervelle !  

 

La petite famille ne fut guère épargnée par ce vent de folie.

Pas plus d'ailleurs que mon premier couple, qui battait déjà de l'aile avant de s'installer, ce qui n’arrangea rien, dans un hameau de 19 habitants, au fond 'une vallée sauvage et magnifique où coulait un torrent glacé, bordée de chaos de blocs granitiques entre lesquels le vent s'engouffrait tel une train lancé à toute vapeur !

 

Mais surtout, leur père qu'il ne voyait presque jamais auparavant, en Belgique, fut tout d'un coup présent vingt-quatre heures sur vingt-quatre et exigea que ses rejetons de tous âges se mettent au travail de la terre, après l'école.

Qu'il vente, pleuve, neige, ou fasse 40° à l'ombre.

 

Il fallait vivre "en autarcie" : c'était le maître mot.

 

 La descente aux enfers fut rude. Très rude.

4 décembre au matin : Land Rover, neige Lou , son frère et ses deux soeurs
4 décembre au matin : Land Rover, neige Lou , son frère et ses deux soeurs

Le premier hiver leur donna un sérieux coup de semonce : 20 cm de neige tombèrent dans la nuit de 3 au 4 décembre.

Ils avaient jeté les gros pulls de laine et les épais anoraks pensant venir sous un soleil perpétuel sous lequel ils n'auraient qu'à se baisser ou se hisser sur la pointe des pieds pour cueillir les fruits et légumes qui devaient pousser dans cet Eden supposé, en abondance.

 

Ils ne connaissaient le Sud de la France que pour y être venus l'été et s'être gavés de fraises et de melons de Cavaillon, en maillots de bain !

 

C'était en tout cas l'idée du père. La mère et les enfants, tous mis dans le même panier par cet homme délirant n'avaient pas eu voix au chapitre.

 

C'est d'ailleurs ce 4 décembre, que je rencontrai Lou pour la première fois.

 

Il était avec toute sa famille, entassés dans un Land Rover : ils venaient acheter, chez mon mari et moi, du riz biologique complet dont nous avions, tout aussi fadas que les autres, fait de monstrueuses provisions en allant l'acheter en gros, par sacs de 30 kilos, directement en Camargue !

 

Heureusement la mère de Lou avait réussi à sauver de la poubelle quelques lainages et anoraks légers...

 

Dans leur ancienne bergerie, la cheminée construite par un père inexpérimenté (qu'il appelait en bon Belge, un "feu ouvert") fumait énormément obligeant à ouvrir la porte d'entrée pour faire un peu appel d'air... Ils avaient le choix : mourir asphyxiés ou mourir de froid !...

Mon mari et moi, dans notre vieille "baraque" en granit, percluse de courants d'air, étions quasiment logés à la même enseigne, sauf que la cheminée était immense et engouffrait des tonnes de bois !

Et luxe suprême elle comportait un four à pain que, bien sûr, nous utilisâmes pour y cuire nos galettes... dures comme des cailloux et acides telles des grains de raisin pas mûrs.

 

Cet hiver là Lou, l'enfant de Bruxelles, ne comprenant pas du tout ce qu'il faisait là, n'ayant pu se faire aucun ami auprès des jeunes du coin, intéressés seulement par la pêche et la chasse, et ne voyant aucune issue, pensa se suicider.

 

Au printemps les fleurs des cerisiers dont la vallée regorgeait, lui redonnèrent le goût de vivre et lui ouvrirent, en même temps qu'éclosaient leurs milliers de boutons, de nouvelles perspectives.

Cerisier de la vallée du Jaur
Cerisier de la vallée du Jaur

 

 

Cet épisode détermina Lou à ne prendre en compte que l'essentiel de la vie, laisser tomber les détails sans importance et les pertes de temps inutiles.

 

Les années collège passées tant bien que mal, le Brevet facilement en poche, il décida, envers et contre tous, de se former rapidement à un travail manuel et avec lequel il ne mourrait jamais de faim : cuisinier.

Mais il ignorait ce qu'était un Lycée Hôtelier ! Du collège rural de quelques élèves il passa à un établissement citadin qui en comptait plus de 2000, à plusieurs heures de route et de trains de la bergerie "familiale" !

 

Par esprit d'indépendance encore il ne voulut pas être interne. Et rien ne put lui faire changer d'avis.

 

Le logis de Lou à gauche de l'église (mur décrépis et volets gris-verts)
Le logis de Lou à gauche de l'église (mur décrépis et volets gris-verts)

Nanti de ses presque 17 ans - "On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans..." aurait dit Rimbaud - et de moins de l'équivalent de 10 € mensuels octroyés par ses parents, il vécut, ou devrais-je dire survécut, dans une sordide et vétuste cure, appelée pompeusement "presbytère", d'un petit village à une dizaine de kilomètres de Carcassonne, et que la mairie voulut bien lui allouer... pour environ 8 € (les loyers les plus bas et les plus basiques tournaient alors autour des 90 €).

On peut donc imaginer aisément le luxe et le confort de cet "appartement", exposé plein nord, quasiment sous le clocher de l'église et sa bruyante cloche avec pour tout horizon un Christ en croix trop réaliste, à la chair jaune et dont les plaies dégoulinaient de grappes de sang pourpre !

 

Les toilettes, à la turque et publiques, étaient sur la place de l'église. Et le bus pour Carcassonne à demi-heure à pied.

 

Un couple de brocanteurs locaux lui donnèrent gentiment un poêle à bois, un "myrrhus", qu'il installa dans le conduit de la cheminée qui passait dans une pièce dont il avait fait son unique lieu de vie. Mais encore fallait-il trouver du bois, dans un pays où seules les vignes poussaient alentours... et le rapporter sur le dos !

 

Demi-pension et grignotage pendant les heures de cours au restaurant d'application fournirent l'essentiel de sa nourriture.

 

Une collection de boîtes de "Quaker Oats", de lait en poudre et de cassonade, que son père lui avait apportées en même temps qu'un lit de camp militaire, un duvet sarcophage et un camping gaz, complétèrent la subsistance et l’ameublement.

Je suis allée le voir. De temps en temps au début, plus régulièrement par la suite et nous avons ainsi appris à nous mieux connaître... et nous apprécier.

 

Je lui ai apporté un jour et donné la vieille mobylette Ciao (de chez Piaggio) dont mon mari ne voulait plus, afin qu'il puisse se déplacer et aller au moins au lycée lorsqu'il lui arrivait de rater l'autobus.

 

Je lui apportais aussi à chaque visite, de quoi manger, ou bien nous allions acheter ensemble quelques provisions, mangions parfois dans une pizzéria ou une crêperie avec ce qui me restait de mon salaire, soit environ l'équivalent de 60 €, une fois les mensualités des deux emprunts payées, (mon mari était parti au service militaire à Sète et j'ai dû assumer seule les empruntés contractés)

Heureusement ma vieille 4 L ne tomba pas en panne et elle consommait peu ! 

 

Nous étions néanmoins très heureux. Nous lisions des Gaston Lagaffe à haute voix, enroulés dans nos duvets respectifs pour avoir moins froid et nous riions beaucoup ! Le "myrrhus" dont nous économisions la provision de bois nous mitonnaient d'incroyables potées de choux, pommes de terre et lard, emplissant la "cure" d'un fumet qui fleurait le confort absolu !

 

Lou tint le coup jusqu'au mois de février. Au lycée les choses se gâtèrent. Il fut accusé de vendre de la drogue !

Alors, il brûla livres et cahiers et décida de partir en Inde avec pour tout bagage sa besace.

Et pas de passeport...

Avertis par une lettre qu'il avait griffonnée à notre intention, mon mari et moi sommes tombés d'accord pour filer l'intercepter et le récupérer avant le plongeon dans le vide et l'inconnu.

Après un bon cassoulet dans un restaurant de Castelnaudary, nous l'avons ramené, le ventre plein et le cœur au chaud, à la raison... et à la maison.

 

Le lendemain, sur nos conseils insistants, il est retourné dans la "bergerie" parentale tenter d'expliquer sa décision d'arrêter ses "études".

En six mois, il avait appris à couper des légumes, en  macédoine, julienne, paysanne, bâtonnets... et à faire des croquettes de pommes-de-terre...

 

Trois mois plus tard, il décidait de fonder un foyer, et de le fonder avec moi...

 

Et les cerisiers refleurirent.

photo Evy (http://dirreve.wolf.am/)
photo Evy (http://dirreve.wolf.am/)

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