Ultime Péage

Les feuilles mortes se ramasseront bientôt à la pelle.

Les souvenirs et les regrets aussi 

Et le vent du nord les emporte 

Dans la nuit froide de l'oubli. 

J. Prévert

L'automne ratisse la campagne, secoue les arbres et les dépouille, brûle et roussit les collines et les vignes.

Lou a vu les premiers vols de grues cendrées descendre vers le sud.

Lou a vu les gelées blanches matinales qui ont fait leur apparition plus tôt que d'habitude.

Lou a vu les chapeaux gris fumée des tricholomes terreux, ces champignons de Toussaint, satinés de poussière de suie, surgir de sous les herbes sèches, les aiguilles des pins et les lichens

Moi, je suis de nouveau clouée au fond de ma couche.

Je ne sens pas venir les froidures de cet automne précoce : je ne sens que mon dos qui m'inflige de nouveau sa morsure au creux des reins.

Hébétée par ces spasmes musculaires violents, tels des coups de fouet qui me coupent en deux, je ne peux même plus me retourner dans mon lit.

Je reste sur le dos, le souffle coupé.

A peine plus vivante qu'une feuille morte, aussi  tremblante, aussi flétrie, aussi rouillée, aussi fragile. Aussi peu de chose.

A terre.

J'ai perdu mes couleurs, ma confiance et ma belle humeur.

J'avais imprimé les billets iDTGV depuis Agen et ceux de l''Eurostar, et aussi le plan du métro londonien...

Cette escapade était prévue du 19 au 23 octobre, et l'hôtel était réservé à nos deux noms. 

Nous devions visiter Kensington Palace, proche de notre hôtel, suivre tranquillement les bords de la Tamise jusqu'à la Tour, s'encanailler (un peu) et se dépayser (surtout) dans quelques pubs sympas et évocateurs, tels que le Sherlock Holmes, flâner le nez en l'air en sentant l'air du temps et suivre nos envies, puis nous balader du côté de Camden Market et en profiter pour faire du lèche vitrine, et puis aussi un peu de shopping dans le centre, avant de terminer en survolant Londres au crépuscule depuis le London Eye...

Une échappée belle au Pays des brumes et des mystères ! 

Bien sûr, j'avais eu peur, et même très peur, en septembre lorsque mon dos s'était "cassé en deux", mais avais finalement repris espoir. Et comme disait alors le Dr Garrigue "il y avait encore beaucoup d'heures jusqu'à cette date" !

Lou et moi, attendions Fleur le 15 octobre et nous devions, elle et moi "remonter" ensemble sur Paris le 19. 

Mais, un mois après cette première alerte, mon dos a de nouveau flanché. 

Monsieur Arigatō n'a rien pu faire.

"Ce sont des spasmes" a-t-il pu constater par lui-même en me voyant me tordre devant lui, dans son cabinet. "Des nerfs semblent être coincés."

Et le mercredi 14 octobre j'étais de nouveau immobilisée, paralysée par les crocs de ce serpent aussi puissant qu'invisible.

Et hoquetais de souffrance et de déception : mon échappée, notre échappée, notre belle échappée ne se ferait pas.

Plus que la douleur, c'est la tristesse et la frustration qui m'ont envahie.

Les sanglots ont empoigné et soulevé ma gorge jusqu'à m'étouffer et faire mal.

Tout s'effondrait de nouveau. avec plus de violence sans doute encore.

Pour Fleur aussi ce fut difficile d'accepter ce nouveau coup porté par Karkinos.

Car si ces spasmes ne sont pas directement dus au Crabe, ce que j'espère, car il y a toujours cette possible récidive sous forme de métastase osseuse de la colonne vertébrale, ils y sont intimement liés.

Le poison du gaz moutarde (cyclophosphamide) et celui de l'if, (Taxotère®), ont lésé les nerfs, les muscles, les articulations, et probablement mes os aussi ; ils ont drastiquement affaibli , voire détruit en partie, tout mon organisme. 

Mon corps a encaissé tant qu'il a pu les mauvais traitements que l'on m'a infligés, paradoxalement, pour me guérir.

Il a tout supporté tant que les rayons n'étaient pas terminés, en bon petit soldat fidèle au poste, mais les irradiations répétées et quotidiennes, les trajets avec Mr Darling, si doucement et prudemment diligentés fussent-ils, ont eu raison de cette résistance.

On y ajoute une bonne pincée de fatigue et de stress...

On a ce résultat : un dos en compote.

Grignoté de toutes parts.

Des muscles qui spasment toutes les secondes interdisant tout mouvement qui pourrait encore, si cela était possible, empirer les choses.