Ultime Péage

Voyage autour de mon lit

Ma vie tourne désormais autour de mon lit, comme une lune autour de sa planète. On s'attire ; on se repousse.

Il est devenu le centre de mes pensées. De mes angoisses et de mes espoirs.

Je voudrais le fuir. Mais ne peux le quitter qu'au prix de douleurs intenses et d'infinies précautions.

Lorsqu'enfin je parviens à m'en éloigner de quelques mètres, je ne pense qu'à y retourner.

 

Les matins sont terribles : je voudrais rester allongée sans bouger, continuer à goûter ces moments de calme où mon dos se fait oublier, mais c'est ma vessie qui me rappelle à l'ordre et m'intime l'ordre de quitter ce lit douillet.

 

J'effectue un lent balancement qui part des jambes et me fait rouler sur le côté. Parfois les premiers élancements se font déjà ressentir et m'incitent à encore plus de lenteur. Parfois je passe ce premier stade sans problème.

Ensuite, prendre appui sur un bras, une paume de main, sans torsion, et relever le buste, pendant que les jambes sortent du lit et font levier vers le sol.

Là c'est parfois délicat. Il faut passer outre les crispations et les douleurs qui s'éveillent aussitôt. Souffler profondément. Relâcher les tensions.

Enfin je parviens à m'asseoir au bord du lit. Poser ma grande veste polaire framboise sur mes épaules, sans enfiler les bras dans les manches car c'est déjà trop pénible, puis par un lent basculement de mon buste vers l'avant, je me soulève doucement du lit.

 

Et là, profil de Carabosse, ou de vieille, très vieille, mamie japonaise, cassée en deux, je fais glisser mes pieds, dans mes pantoufles d'abord, puis sur le sol, slash, slash, slash... et avance ainsi, tel un énorme et difforme scarabée, vers les toilettes... qui ne sont pas à cinq mètres de là.

Encore un effort : il faut maintenant exécuter un demi-tour sur moi-même afin de me présenter correctement à la lunette, soulever délicatement veste et chemise et poser enfin mon arrière-train sur la cuvette.... C'est le commencement de ma journée. Et déjà je regrette la tiédeur rassurante de mon lit.

 

Chaque matin je guette une amélioration, un signe qui me dirait que je peux enfin retrouver un peu de légèreté. Mais pour l'instant ce rituel demeure immuable. Nulle aile ne pousse sur mon dos que la terre attire à elle inexorablement. 

photo de Jarold Dumouchel
photo de Jarold Dumouchel

Il est des nuits où mon lit m'entraîne dans des sommeils sans rêves.  Il en est d'autres, sans trêves, où même le matelas de mousse moelleuse me semble de pierre.

Yeux ouverts dans l'obscurité scrutant le plafond blanc, je me délite, je me fragmente, je m'enfonce.

Le sommeil m'englue les jambes et les bras ; ils pèsent des tonnes maintenant...

 

Alors mes nuits se peuplent de maisons en chantier ou en ruines : miroir de mon corps en perdition.

Comme après un abandon, une catastrophe naturelle ou une guerre, je vis là : maison dévastée ouverte aux quatre vents, murs et plafonds craquelés, en lambeaux, où néanmoins je sais que mes objets les plus précieux à mes yeux sont encore là, parmi les détritus, petites choses familières qui me raccrochent à mon histoire, à ma vie, mais tout est à vau-l'eau, à moitié cassé.

J'habite un immense désarroi. 

 

Pire encore, ce qui est sensé être mon dernier refuge est peuplé de gens inconnus, braillards, qui vont, viennent, prennent ou jettent, pillent et cassent ce qui me reste, comme si je n'étais pas là. Comme si je n'existais plus.

Little Nemo in Slumberland (Winsor McCay)
Little Nemo in Slumberland (Winsor McCay)

Mais déjà je suis réveillée, tiraillée à hue et à dia par des spasmes incontrôlables qui m'envoient valdinguer, et par la panique irrépressible qui me gagne.

Que dois-je faire ? 

Me reviennent en tête mes lectures : respirer profondément, me calmer, ne pas céder à la panique... Je n'y parviens pas.

Je n'y parviens plus.

Mon lit m'emporte dans une fébrile frénésie nocturne. Hors du temps et de l'espace. 

L’envie d'appeler les Urgences m'effleure, en pleine nuit, quand l'angoisse devient trop forte. Comme un ultime recours, magique, qui ferait cesser d'un coup ces douleurs récurrentes qui me terrassent et me terrorisent.

Mais que feraient les urgentistes face à ces secousses ?

Je me raisonne... 

Et puis, le temps qu'ils arrivent, si toutefois ils jugent opportun de venir jusque sur notre colline pour de "simples" spasmes, alors que je dispose des médicaments adéquats... la crise serait déjà passée.

 

Alors à quoi bon ?

 

Je reste là, terrassée, subissant ces contractions violentes, en rafale, sans pouvoir les faire cesser, sans trouver une positon confortable, sans pouvoir respirer autrement que comme un poisson hors de l'eau.

Comme si un élastique trop longtemps et trop fortement tendu lâchait d'un coup et tentait de retrouver sa tension normale.

 

Oui mais si, j'avais une vertèbre fracturée ? Un nerf pincé ? Une hernie discale ? La peur revient me grignoter.

J'y fais face tant bien que mal avec les paroles apaisantes de Docteur Garrigue auxquelles je me raccroche : "pour tout ça le traitement au départ est le même, il faut faire cesser l'inflammation. Mais si vous aviez une fracture vous ne pourriez pas marcher. Il faut du repos, repos, repos. Ça va passer."

 

Et ça passe.

Comme ils étaient venus, les spasmes sont repartis. Le calme retombe sur mon lit.

Tout doucement, alors, yeux écarquillés comme si je redoutais de les voir réapparaître, hideux et grimaçants dans ma nuit de misère, avec mille précaution, je ramène d'une main, le drap et la couverture, que mes sauts de carpe avaient envoyé valser, sur moi.

Je reste longtemps ainsi sans bouger. N'osant y croire.

Et le sommeil revient.

 

Dans les journées qui s'étirent et se rabougrissent, sans réelle joie ni tristesse non plus, en un temps de patience et d'attente des jours meilleurs, je voyage ainsi entre ce lit et la salle d'eau, les toilettes, les escaliers montés et descendus à quatre pattes, la cuisine où j'arrive à prendre mes repas assise à table avec Lou... Je fais parfois quelques pas frileux et hésitants, dehors, sur le chemin.

Les feuilles s'enflamment un peu plus chaque jour et mon érable du japon commence à se dorer.

Et pendant ce temps la Terre continue de tourner, des gens meurent dans d'horribles accidents, des catastrophes... Des migrants migrent, les oiseaux aussi.

Tout me paraît si lointain. Si diffus.

 

Fleur est venue passer quelques jours avec nous. Je n'ai pu lui offrir que ma triste figure et ce corps d'échassier, souffreteux et tremblant.

Et ça m'a désolée.

 

Un après-midi de douceur, elle et Lou sont allés en forêt et sont revenus avec ce parfum d'automne, de mousse et de bois plein les cheveux et avec des poignées de girolles et de châtaignes plein les poches : j'étais contente de les voir ainsi.

 

Puis elle est repartie. A Paris puis à Londres, puis encore à Paris où ses vacances se terminent aujourd'hui. 

 

Les journées s’écoulent, impassibles, et je me coule dans mon lit, comme une rivière, étale parfois, puis cataractante et éructante d'écume et de fureur. Parfois bordée de douceur, bercée par des chansons intérieures et calmes, parfois à la dérive, vieille barcasse imbibée d'eau aux aigreurs de lichens et d'algues vertes, sans gouvernail, sans compas, sans plus aucun repères.

 

Long voyage idiot autour de mon lit.

 

[...] L'eau verte pénétra ma coque de sapin

Et des taches de vins bleus et des vomissures

Me lava, dispersant gouvernail et grappin..

[...] (A. Rimbaud - Le Bateau Ivre)


P.M.W.Turner : "tempête et orage en mer"
P.M.W.Turner : "tempête et orage en mer"

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