Ultime Péage

Petit Corps Malade

Voilà.

Les traitements sont terminés.

Mais la boucle est loin d'être bouclée.

J'ai encore beaucoup de séances à faire chez Monsieur Arigatō, car pour le moment j'ai l'impression d'avoir toujours un chien solidement accroché par les dents sous mon bras !

J'ai des rendez-vous à prendre avec mes docteurs, Dr Garrigue, Dr J. Neko et peut-être aussi Dr Lagerbe. Le carrousel des toubibs continue !

J'ai été "expulsée", certes, comme une vulgaire déjection, mais pas dispensée de ces consultations. 

 

Moi qui ne rêve que de tranquillité, de journées sans obligations... De lézardages en chaises longues au soleil de l'été indien qui s'annonce, à regarder se former et déformer les nuages...

Pendant les deux jours qui ont suivi ma libération, un calme intense s'est fait jour au fond de moi. Une douceur paisible s'est glissée comme une ondée rafraîchissante..

Je me suis laissé lécher par le miel des après-midis dorés et parfumés... j'ai enfin eu l'impression de respirer. Je me suis emplie de ce que la brise m'apportait depuis les terres du bas, parfums de résine de pins et de raisin mûrs, mes oreilles ont butiné les les insectes bourdonnant que le romarin en fleur de la colline attire par centaines.

Et ça m'a nourri d'un bonheur intense.

Mais je suis en morceaux, éparpillés. Rien ne tient plus ensemble. Le bonheur d'être en vie ne suffit pas.

Je dois avant tout me rassembler avant de quitter cette île et l'enfermer à clé dans le royaume des souvenirs.

 

Vendredi 11 septembre 2015

Le soir venu, je me suis crue au crépuscule d'un week-end de repos : aucune obligation ! Enfin ! 

Cependant mon sommeil fut à la fois lourd et agité.

Lou et moi ne dormons pas encore côte à côte, tant mes nuits sont fiévreuses et brisées par des insomnies.

Il me manque.

 

Au matin, du samedi 12, mes paupières sont lourdes, très lourdes, mes jambes et bras aussi, toujours en proie aux neuropathies "chimio-induites", qui les glacent et les mettent en feu simultanément.

 

C'est bien plus l'envie de faire pipi qui m'oblige à me lever que l'énergie d'un jour naissant. J'attends la dernière minute, j'attends que les derniers rêves, les dernières langueurs de la nuit d'estompent et s'effacent.

Je prends un long inspir, puis me soulève, et vient m’asseoir, encore embrumée, au bord du lit. au bord du large...

 

Mon corps ce matin est un gréement léger, qui attend son heure, frêle goélette aux voiles pas encore hissées, amarrée près du rivage, sous le vent.

Prêt à lever l'ancre et larguer ses amarres.

 

C'est alors qu'un coup de vent soudain, d'une violence inouïe me fait démâter.

Mon mât, ma colonne vitale est brisé en deux ! Cassé net.

 

Mon dos a été empoigné par les serres puissantes d'un rapace, surgit de l'intérieur de ces Terres de Karkinos que je croyais quitter ainsi, tout en douceur, me faisant hurler de douleur, souffle coupé.

Je suis à genoux, je crie et halète à la fois, incapable de bouger !

 

Et je sens couler hors de moi, sans pouvoir le retenir, tant le choc est insoutenable, le flot doré et chaud de mon urine que je suis dans l'incapacité d'interrompre.

Une bouffée de honte me submerge : je me pisse dessus !

 

Lou alerté par mes cris, gravit les escaliers quatre à quatre, à ma rescousse, tente de me relever.

Je hurle.

La douleur me scie en deux et je ne peux que crier. Encore et encore, à chaque respiration.

 

Les serres du rapace invisible m'obligent à rester ainsi à quatre pattes, les pieds dans mon urine, vieille bête que je suis devenue.

Il a fallu longtemps pour que Lou n'arrive à me relever, me laver et me glisser sous la couette.

Et j'ai tellement mal !

Le fantôme de ma mère, hurlant de douleur lorsque sa maladie lui brisait les vertèbres, vient de m'effleurer de ses ailes de glace.

 

Pendant dix jours ce lumbago de feu m'a vissée dans le lit.

Impossible de me lever ni même me soulever.

Tout est devenu impossible.

Je mange couchée, je fais mes besoins couchée, dans un de ces bassins blancs d'hôpital que l'on nous a prêté dans l'urgence.

 

Le docteur Garrigue que nous avons appelé à l'aide, lorsque nous avons compris que cette douleur n'allait pas relâcher son étreinte de si tôt, est arrivé le lundi. Il m'a fait une piqûre d'anti-inflammatoire, ne pouvant guère faire autre chose, la médecine classique n'ayant pas de remèdes miracles contre les lumbagos, et m'a dit de ne plus bouger tant que la douleur était aussi violente.

Chaque matin, je guette pleine d'espoir une amélioration tangible.

En vain.

La cortisone vient à la rescousse des anti-inflammatoire, mais il faut patienter, encore et encore.

Le docteur Garrigue table sur une douzaine de jours minimum.

Ensuite il me faudra coûte que coûte me lever : l'exercice, même réduit étant la meilleur des thérapeutiques, et me rendre chez mon kinésithérapeute. Ou un ostéopathe. 

Pendant ce temps, on me gave de conseils : aller chez le rebouteux, le chiropracteur, le kiné ou l'ostéo... alors que je ne peux pas bouger d'un centimètre.

Aller passer une radio : et comment ? Je ne peux être transportée, c'est le docteur qui l'a dit et répété, car bien sûr je lui ai posé la question.

Me forcer à me lever car il ne faut pas rester immobile.... malgré les ordres du docteur.

Faire craquer mon dos, pour remettre la vertèbre déplacée... or les vertèbres ne se déplacent pas, ce ne sont pas des osselets avec lesquels on peut jouer... Ce que je tente d'expliquer et répéter à tous ceux qui continuent à me dicter la conduite à tenir.

Une amie veut même venir me placer des ventouses, selon les préceptes de médecine chinoise. Devant mon refus elle me prêtera du matériel d'électrothérapie (TENS) anti-douleur que j'ai testé.

Sûrement pas assez longtemps, ou mal, car ce fut aussi vain que tout le reste.

 

Monsieur Arigatō ne viendra pas me voir. Il me faudra attendre d'aller mieux pour aller par mes propres moyens dans son cabinet de remise en forme et de rééducation. A-t-il trop de rendez-vous ? Ou n'a-t-il pas le moyen d’apaiser ma douleur ? Je n'en saurai jamais rien. 

 

Pendant dix jours Lou s'est occupé de moi. De ce Petit Corps Malade. Totalement. Sans se plaindre jamais.

 

Dix jours où j'ai réalisé que mon corps ne voulait plus. Et qu'avant de renaître, après ces neuf mois d'errances et de soumission, il fallait juste se reposer, dormir, ne plus bouger.

Que je ne repartirai des Territoires du Crabe qu'à ce prix. Cette rançon. Lourde à payer.

Que je devais accepter cette immobilisation forcée, comme un préambule nécessaire à un début d'autoguérison.

Que je n'en goûterai que plus, et que mieux, la liberté qui viendrait ensuite. Plus tard... Quand ?

 

Puis, au bout de ces dix jours, une petite voix au fond de moi m'a incité à me lever.

 

Corps et esprit ne font qu'un et ce UN est MOI.

Et ce moi dit "Je peux".

Je sais alors la partie gagnée.

Alors, en cette fin d'après-midi ensoleillée du lundi 21 septembre, péniblement, en serrant les dents tout en tâchant de décontracter mes muscles au maximum pour éviter la morsure dans le dos, je parviens à me mettre debout. Lou est devant moi, m'aidant à me soulever.

Voilà. Je suis sur mes deux pieds. La tête me tourne. Je suis faible. Mais debout.

Je vais descendre les escaliers : je veux aller enfin aux toilettes "normalement".

Et j'y parviens. Un brin d'autonomie retrouvée et c'est une joie profonde, débordante qui m'envahit.

Il me faut sortir.

Prendre l'air. Et le soleil. Et marcher sur ma colline !

Cela prend du temps, mes jambes me soutiennent à peine et je me suis munie d'une canne, par précaution, je m'arrête souvent, tourne mon dos vers le soleil et bois l'air saturé d'insectes et de parfums.

Enfin, avant de me recoucher je prends une douche. Dix jours que la toilette se résumait à un gant humide ou une lingette.

Hélas sous l'eau chaude qui m'enrobe, je me dérobe ! Un malaise survient ! J'ai à peine le temps d'appeler Lou que je tombe presque dans les pommes. et comme pour la pose du Port-à-Cath, je ne reviens à moi qu'en vomissant...

Mais qu'importe !

 

Demain sera un autre jour.


Écrire commentaire

Commentaires: 0