Et vint la Pluie

Rentrée des classes

Il y a déjà quelques temps que des troupes de cahiers, crayons multicolores, chemises, stylos, équerres et compas rigoureux ou fantaisistes, cartables et gouaches, ont envahi présentoirs des supermarchés, et publicités que nous apporte notre facteur.

Elle est proche.

On l'a sentie surgir dans l'air du temps, on l'entrevoit sur les affiches grand format... La rentrée !

 

Elle me donnait le vertige et en même temps une sorte d'excitation sourde lorsque, enfant, la fin du mois d'août annonçait les journées plus courtes, le début des matins frisquets, et ce premier jour d'école, après la griserie sans fin des mois d'été, sans contraintes et sans horaires, portée par l'air du temps, les glissades dans les prés et les grasses matinées de flânerie.

 La Rentrée !

 

Ce seul mot faisait apparaître ces bâtiments et portails gris, barrant le soleil de mes vacances oisives, ces cohortes d'enfants que je ne connaissais pas et qui me terrorisaient, ce bruit si particulier des cours de récréation, ces longs après-midi d'ennui dans le silence asphyxiant qui sentaient la sueur d'enfant et le pet étouffé, de la salle de classe, ces longs après-midis qui tuaient lentement les rêves et les couleurs.

 

Cette encre violette qui me tachait les doigts, l'odeur du porte-plume en bois un peu mâchouillé, de l'éponge mouillée dans sa boîte pour effacer la craie sur l'ardoise... du tablier tout neuf et encore appesanti de son apprêt malgré un trempage maternel.

 

Le premier jour de la Rentrée, je me sentais comme investie d'une grande mission : celle d'apprendre, d'engranger tout ce qui me serait nécessaire pour ma vie future. Je sentais que ces objets neufs que l'on nous distribuait ce premier matin de classe allaient être mes compagnons et mes outils. Je les aimais déjà. J'étais prête à faire de grandes choses. 

 

Dehors, dans la grande plaine languedocienne qui cernait la ville, flottaient les arômes si particuliers du raisin mûr, des aramons gonflés d'un jus léger, des cinsaults fruités et des grenaches musqués.

 

Les caves étaient nettoyées à grande eau et la futaille sentait le vin ou la piquette et cette odeur me transportait d'aise.

Les vendanges commençaient.

On attelait les chevaux lourds et pansus à de grosses charrettes peintes en bleu. Les comportes ventrues s'entassaient les unes dans les autres. Les hommes parlaient fort. En patois.

On s'agitait beaucoup autour de cette grande affaire qu'était LA vendange. Il y avait comme une odeur de fête sur les villages.

Le jour de la rentrée et encore pendant presque tout le mois, des filles de ma classe étaient absentes. On répondait à l'appel de leur nom par un tonitruant  "elle fait les vendanges" ! 

Mais déjà, pour nous qui n'étions pas de vendange, une fois ce premier jour passé, il fallait se remettre à apprendre docilement par cœur la leçon d'histoire sur Vercingétorix, revoir les lancinantes tables de multiplications, réciter "avec le ton s'il vous plait Mademoiselle Fabre", les fables de La Fontaine pour lesquelles je n'avais aucun goût, à part peut-être celle du "Chêne et du Roseau"...

Livre d'histoire 1960
Livre d'histoire 1960

Je faisais tout cela en enfant docile et sage, parce qu'il fallait le faire sous peine d'avoir une mauvaise note. Mon travail consistait à ça. Une sorte de métier. Métier d'écolière. J'aimais assez cette idée. Je vivais mes notes comme une sorte de salaire que je pouvais présenter à ma mère sans crainte de la mécontenter.

 

Mais, moi, j'aimais lire, écrire, dessiner, rêvasser, imaginer des tas d'histoires, avec des petits personnages auxquels je donnais vie avec mes mains, en guise de marionnettes, en cachette, sous le bureau. J'inventais des constructions, des mondes, des langages, des objets aussi, que je fabriquais ensuite, avec des bouts de cartons, à la maison...

 

Il paraît que j'étais bavarde ! C'est marqué sur mes carnets de notes.

Cela m'étonne car je n'ai le souvenir que de longues journées mornes et silencieuses : je n'avais pas d'amies.

Je ne savais pas comment m'y prendre pour avoir des amies. Il y avait bien Ginette Paris, ma voisine par défaut, car nous avions toutes deux la même taille et la maîtresse d'école nous avait placées ensemble et tout devant, mais elle jouait avec d'autres filles qu'elle connaissait de la rue. Moi, je ne sortais pas de chez nous. Nous habitions une barre H.L.M. de sept étages, et je n'avais pas le droit d'aller jouer dehors, lieu de perdition !

 

Les filles avaient donc leurs codes et moi, je ne les avais pas. Je n'y comprenais rien. Un jour elles m'acceptaient pour sauter à la corde, mais le lendemain elles me "tenaient fâché" sans aucune raison.

Peut-être parce que j'avais l'air godiche, que j'étais trop petite, la plus petite de la classe (et j'avais un an d'avance en plus ce qui n'arrangeait rien) que mes cheveux raides couleur de paille étaient coupés au carré, on disait "au bol" ou "à la Jeanne d'Arc", alors que la plupart des filles avaient les cheveux bouclés ou longs, de longues tresses ou des anglaises torsadées maintenues par des gros rubans noués et des barrettes ?

juin 1958 : fin de l'année du CE1 & 1ère année dans cette cité HLM et cette grande école de filles de la Dullague (Béziers). Je vous laisse deviner...
juin 1958 : fin de l'année du CE1 & 1ère année dans cette cité HLM et cette grande école de filles de la Dullague (Béziers). Je vous laisse deviner...

J'aurais aimé moi aussi "faire les vendanges" ! Rester dehors dans cette bonne lumière dorée de septembre à m'imbiber du jus des grappes, telle cette Michèle Crassous qu'on ne vit arriver qu'en octobre, qui traînait son rire éclatant de grand air et ses bottes de caoutchouc blanches, un peu trop grandes et dont le tablier et les cheveux sentaient le feu de sarments, ce qui la mettait à l'écart des autres ! Elle habitait au "château" ! C'était la fille du métayer.

A la fin du mois elle fut classée 37ème sur...37 ! Je l'enviais car, malgré son air timide, cela la faisait rire !

 

Plus tard dans le mois de septembre, la rentrée était un peu oubliée et l'air sentait la fumée des feux de bois allumés dans les vignes et les maisons. Dans la classe, lorsque le soir venait, je pensais à mes pantoufles, mes grosses pantoufles fourrées, mon réconfort de la soirée à venir ! Ces grosses pantoufles c'était comme mon "petit coin douillet auprès du feu de cheminée"...

Je n'ai guère eu le loisir de voir passer l'été cette année 2015 : bien sûr, j'ai été accablée par les fortes chaleurs, mais mon temps a été volé par les mauvais traitements infligés, non par ce fichu Karkinos, qui lui ne m'a jamais fait mal... et aurait sans doute pu me faire mourir dans les six mois sans coups férir. Mais par le corps médical tout entier !

 

Je sens l’automne, ses matins frais, ses soirs plus courts, ses promesses de récoltes, arriver non sans plaisir.

Si ce n'était ce début de brûlure qui m'inquiète, sur ma poitrine, mon cou et mon dos, et cette lourde fatigue sournoise et ces maux de tête du matin,  je me sentirais presque bien. Soulagée.

L'automne est avec le printemps ma saison préférée.

 

Samedi dernier, après les orages qui se sont abattus autour du 15 août, Mr Darling est venu spécialement chez nous, pour nous apporter sa cueillette du matin !

Un panier de jeunes cèpes de Bordeaux et de "têtes noires" que le soleil revenu a fait surgir ! Sacré Mr Darling !!!

Les champignons de Mr Darling !
Les champignons de Mr Darling !

Le lendemain je suis allée humer l'air d'avant la rentrée, d'avant la vendange sur les terres rouges du plateau.

 

J'ai marché un peu, portée comme Rimbaud par mes semelles de vent. Je me suis gorgée d'air frais et de lumière.

Je n'ai pas pu aller loin, cette méchante fatigue me plombant les épaules et les jambes, mais tant pis. 

 

J'ai vu les étourneaux et leur ballet au-dessus du vignoble et croisé un lapin affolé...

Les hirondelles ne sont pas encore parties !


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